• Il venait jouer à la maison avec ses nouveaux jouets et j'allais chez lui avec les miens. Nous nous les échangions avec plaisir. Bien sûr, je trouvais toujours que les siens étaient plus beaux que les miens. Nous inventions des guerres avec son château fort et mes soldats. Nous remplissions nos écuries miniatures de chevaux en plastique et nous organisions avec eux des tournois identiques à ceux dont le maître nous parlait en classe, pendant nos cours d’histoire sur le Moyen Age. Chacun avait sa cavalerie et nos soldats ressuscitaient toujours après chaque combat. Pendant qu'une troupe avait regagné l'enceinte du château, l'autre s'en allait, fatiguée vers un campement organisé à la hâte. Nous improvisions des altercations, c’est-à-dire des prétextes pour inciter les ennemis à se battre en duel. Il y en avait toujours un qui mourrait bien sûr. J'aimais organiser ses obsèques. Christian, lui, était surpris par cette manie que j’avais de m’occuper des enterrements. Je plaçais mon soldat mort dans une boîte d'allumettes et je le faisais transporter par une charrette tirée par deux chevaux. Je mettais ensuite le reste de mon armée derrière le corbillard que je faisais progresser très lentement, tel un cortège funèbre figé dans le temps.

    J'adorais ces imitations du réel. Je me considérais un peu comme un dieu. C'est moi qui décidais de la vie, de la mort ou de la résurrection de mes hommes.

    Christian, lui, préférait tracer des lignes afin d’y poser ses troupes tout en claironnant de sa bouche.  Il était comme moi, heureux de donner vie à son désir d'imitation. Nous prenions nos mises en scènes très au sérieux. Chacun avait son camp. Comme nous n'avions qu'un seul château fort, nous nous le prêtions à tour de rôle. Le but du jeu, c'était d'aller l’encercler. Nous n'étions jamais fatigués de simuler les mêmes attaques. C’est celui essayait qui perdait. Le château fort devait rester imprenable. Nous seuls décidions si tel ou tel homme était tué ou blessé afin de lui envoyer ou non une ambulance sortie à toute allure d’un hôpital hyper moderne, et arrivée en quatre secondes sur les lieux de l’accident. Nous n'étions pas à une aberration anachronique près. Les soldats de la guerre 14-18 combattaient auprès de guerriers moyenâgeux dont les armures m'impressionnaient toujours. Les Indiens protégeaient le fort mais pouvaient tout aussi bien se retrouver au milieu de soldats des guerres napoléoniennes que de cow-boys munis de grotesques lassos rouges.

    Les sifflements fusaient de toutes parts. Les bruits graves imitant les explosions provoquées par des tirs de canon de la première guerre mondiale étaient symboliques. Nos bruitages d’hommes criants étaient, eux, parfaits. Nous leur faisions fuir le danger. Des courses-poursuites en jeep, dans la savane - qui n’était autre que l'herbe haute de la pelouse - se succédaient les unes après les autres dans la plus grande des improvisations. Il y en avait toujours un de nous deux qui succombait à ses blessures après avoir fait des tonneaux fantastiques sur un chemin sinueux, et l'autre qui repartait, ravi d'avoir tué son ennemi sur la route. Et la bataille près du château reprenait de plus belle. Nous oubliions volontiers que dans la vraie vie les catastrophes étaient autrement plus terribles et dévastatrices. Nous reproduisions bonnement des scènes vues dans des téléfilms ou dans des films et nous y ajoutions un peu de nos fantasmes héroïques.

    Nous apportions des boîtes entières de figurines que nous avions chez nous pour jouer à la guerre. Même des cyclistes en maillot jaune se retrouvaient à un moment ou à un autre parmi nos troupes armées. Les tanks et les bulldozers étaient au garage. Ils sortaient uniquement pour conclure un combat ou aplatir une route dans la savane.

    Dès qu’il pleuvait, nous rangions nos soldats au sec et goûtions en paix. Nous retrouver tous les deux autour d'une table spécialement dressée pour nous, avec sa mère ou la mienne à notre service, me procurait un certain plaisir. J'étais avec mon meilleur copain et nous nous taisions tout en savourant notre quatre-heures. Une fois que nous avions la bouche vide, nous nous remettions à parler de nos plans d’attaque et nos stratégies guerrières. Nos mères respectives essayaient toujours de savoir si l'un ou l'autre se comportait bien en classe ; si Christian était meilleur que moi. Nous répondions que nous nous valions, même si ce n'était pas vrai : Christian était largement au-dessus de moi ; il ne ahanait pas en lisant, et pour les divisions, il trouvait toujours le bon résultat du premier coup.

     

    En général, nous finissions notre mercredi devant la télé. Christian connaissait le programme par coeur. Et nous nous régalions d'histoires qui nous faisaient rêver. 

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  • J'avais l'impression que mes parents n'avaient plus de rêves. En tout cas, ils ne m'en parlaient pas. Jamais je ne les ai entendus prononcer ce mot en ma présence. Des parents, ça devait aussi échanger des rêves avec ses enfants, pensais-je timidement : j’étais persuadé que c’étaient ces échanges qui contribueraient à me faire grandir sereinement.

    J'avais parfois le sentiment d'entendre une langue étrangère quand maman se confiait à moi. J’étais trop sensible au langage sans doute. Plus j'essayais de comprendre, plus je devenais imperméable au sens des phrases qu'elle débitait devant mon inertie. Mon incompréhension me faisait rougir. Mais que devait-elle penser ? Non, je n'étais pas totalement bête, la preuve, j'avais des petites idées. C'est sûr, je n'étais pas un âne. Cette bête-là ne pense pas, hein, maman ?

     

    Le jeu favori de Florence c'était : à-celui-qui-boira-le-plus-d'eau- possible en un temps limité. Le principe était simple : on avait elle et moi une bouteille d'un litre et demi vide et on allait, chacun notre tour, la remplir au robinet extérieur. Une fois l’opération accomplie, on devait revenir avec et boire devant son adversaire l'intégralité de son contenu en un temps record, sinon on avait perdu. Nous finissions nos parties, malades comme des bêtes, à vomir nos tripes et notre ennui aussi. Et nous pleurions tellement - de rire ou de mal, je ne sais  plus – que nous en oubliions le nom du vainqueur.

    C'était stupide de s'amuser à se faire vomir. Notre estomac émettait des sons bizarres. Nous prenions alors notre ventre à deux mains et nous le secouions comme nous pouvions afin d’amuser l'autre aussitôt tenté de le singer. C’était à celui qui avait le ventre le plus bruyant. Là, en revanche, c’est moi qui gagnais à chaque fois. En général, j’étais également le premier malade. Je me disais alors que c'était la dernière fois que je jouais au jeu de Florence. Je ne tenais pas longtemps. Quelques semaines plus tard, nous recommencions, c’était plus fort que nous.

    Quand nous avions bien bu, ri et vomi, nous rentrions à la maison, blancs comme des linges, et nous racontions n'importe quoi à notre mère pour justifier notre mine déconfite. C'étaient les seules fois où je me mettais à table sans avoir faim. Je mangeais peu, mais maman ne se doutait de rien. Je n’ai jamais compris la potomanie de Florence et c'est sans doute pour cette raison que j’ai continué à jouer à ce jeu stupide avec elle. Je voulais voir jusqu'où elle pouvait aller, parce qu'au fond elle était plus endurante que moi. Elle vomissait comme moi, mais moins souvent. Pourtant je n'aimais pas perdre. Jamais je ne gagnais. À la fin, j'abandonnais avant même d’avoir envie de vomir. Elle jubilait dès que je déclarais forfait, la mort dans l’âme. Je me demandais où elle pouvait bien stocker tous ces litres d’eau dans son ventre si plat. C’est moi qui aurais dû gagner avec l’estomac dont j’étais affublé. Cette injustice amplifia le mystère qui entourait ma sœur et sa potomanie.

    Une fois qu’elle avait bu ses quatre litres d'eau en à peine trente minutes, elle soulevait son T-shirt afin que j’admire son ventre. Il avait triplé de volume. Elle riait de voir mon étonnement. La peau était bien tendue. Quand elle découvrait le mien, elle était aussi étonnée. Il pendait comme celui d’un porcelet.

    Ensuite, elle retournait dans sa chambre – lorsque ce n’était pas l’heure du repas - et moi, plus lourd que jamais, dans mon laboratoire secret. J'aurais tellement aimé que ma soeur devienne mon assistante. Jamais elle ne voulut. Selon elle, c’est moi qui m’attribuais encore le premier rôle et elle une fonction de subalterne

     

    Comme je n'avais rien de particulier à expérimenter dans mon laboratoire, je m'asseyais et je cherchais longtemps une activité qui aurait pu m'intéresser. Naturellement, rien ne me venait à l’esprit à part la pensée obsédante de devenir un jour un vrai biologiste. Je m’imaginais avec une blouse blanche, des cheveux ébouriffés et des lunettes rondes sur le nez, travaillant jour et nuit à la recherche d'un nouveau vaccin contre un virus qui aurait déjà causé plusieurs décès sur la planète. Grâce à ma découverte, je sauverais l’univers d’une effroyable pandémie. J'aurais ma tête dans la presse du monde entier. Les journalistes m’inviteraient tous les jours sur leurs plateaux télévisés afin de m’interroger sur mes travaux. Et je me livrerais au jeu des questions réponses, sans pudeur, mais plutôt fier d'être devenu, à force de persévérance, le sauveur que l'humanité attendait depuis toujours.

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  • Les poules, c'est chez mémère que j'appris à les observer. Je m'amusais souvent à les coincer dans un grillage et à les attraper. Elles étaient bien chaudes sous leurs plumes. Je sentais leur cou fragile. Et dire qu'il y a de bons oeufs qui sortent de ces corps si insignifiants ! pensais-je. Je regardais de plus près leur croupion. J'espérais toujours qu'un oeuf en sorte, tout chaud et bien ovale. Hélas, je n'eus jamais la chance de voir poindre ce que je considérais à l’époque comme la forme géométrique la plus poétique, mais j’eus plutôt la surprise, un jour, d’être aspergé d’une fiente verdâtre et nauséabonde. Ceci me calma pour toujours.

     Les oeufs m'ont longtemps intrigué. Lorsque j’ai su qu'il fallait tout simplement que la poule les couve pour que des petits voient le jour, je me suis dit que je pourrais essayer moi aussi. Je dormis plusieurs nuits avec des oeufs sous mon oreiller. Malheureusement, aucun poussin ne naquit. Pourtant, il faisait assez chaud. Alors dès que je sortais de mon lit, je les mettais sur le chauffage, de façon à les récupérer le soir, un peu plus mûrs pour l'éclosion. Je les retrouvais bouillants à mon retour d’école. J’ai compris assez vite que ce n’était pas la meilleure manière pour espérer donner la vie à des poussins. Maman n’a jamais rien su de mes rêves de sage-femme et de mes opérations clandestines.

    Je me souviens des jours où je voyais des boîtes à chaussures recouvertes de vieux chiffons, posées à côté du chauffage de la salle à manger. Je comprenais immédiatement. Des oeufs venaient d'éclore. J'étais émerveillé par ce spectacle. Quelques minuscules poussins dont le jaune frémissement des ailes me faisait rêver se tenaient serrés les uns contre les autres. Et puis, il y avait toujours un ou deux oeufs déjà percés que maman laissait mûrir davantage. Elle voulait que les petits fussent parfaitement prêts pour sortir de leur coquille. Quand ils l’étaient, alors elle les aidait à l’aide de ses doigts longs et fins. Elle leur retirait les bouts de coquille qui les empêchaient de marcher. Ils étaient humides à la naissance. Elle les réchauffait dans sa main et me les donnait aussitôt. J'avais peur de les étouffer. Sur leur coquille, il y avait un peu de sang. Près du chauffage, ils séchaient vite. Le lendemain, quand j'allais les voir, ils étaient secs et déjà bien remuants dans le carton.

    La poule était déjà dans le garage avec les plus vieux de ses poussins, dans une espèce d'enclos bricolé par mon père et éclairé par une grosse ampoule pendante, pour ne pas qu'ils attrapent froid. Leur mère faisait le gros dos quand je m'approchais d'elle. Cela ne m’empêchait pas de rester ;  j’observais comment ces minuscules petits êtres s’y prenaient pour se camoufler sous les ailes de leur mère. Elle avait les yeux fermés et semblait si fière de sa couvée. D'autres allaient encore naître. Dès qu'ils avaient atteint une taille intermédiaire, mon père retirait la poule, et le coq, en manque d’amour,  lui courait aussitôt après dans la basse-cour.

     

    J'aimais me retrouver parmi toutes ces volailles que je regardais picorer par terre ou dans des gamelles le grain que j’y entreposais. Les mouvements brusques du cou des gallinacés me plaisaient. Parfois, elles mettaient leur tête de travers, comme si elles voulaient se donner un genre. Quand elles levaient les pattes pour avancer, c'était fantastique. L’une était posée par terre, dans la boue, pendant que l'autre restait suspendue avec les griffes recroquevillées dépassant de son plumage. J’avais horreur de leur gloussement. Par contre, j'adorais entendre le chant des mâles au petit matin. C'était autrement plus triomphal.

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  • Mon laboratoire était mon sanctuaire. Il se trouvait dans un coin du garage où j'avais installé, sur une grosse caisse pourrie retournée pour l’occasion, mon microscope flambant neuf. Je me prenais pour un vrai scientifique. J'étais persuadé que j'étais fait pour la biologie ; que je deviendrais un grand savant qui découvrirait l'immortalité. Voilà le mot qui, je pense, me poursuivit longtemps et motiva mon goût pour les sciences naturelles : comprendre mieux la vie pour trouver un remède contre la mort.

    Toutes les bêtes que je trouvais sans vie ou que je tuais, je les entreposais dans des petits bocaux et les observais au microscope - quand elles n'allaient pas au cimetière. Je ne pourrais pas dire exactement combien d'antennes de sauterelles ou de pattes de scarabées j’ai observées dans mon antre. Contrairement à un vrai chercheur, je n’avais jamais de conclusion à livrer au public. J'étais ébahi par la précision de l'appareil qu'on m'avait offert. La moindre poussière était bonne pour passer sous ma loupe. J'avais bricolé un bloc opératoire de fortune juste à côté de ma caisse et j'opérais encore vivants les vers de terre que je ramenais du jardin. J'avais un petit faible pour les lombrics. Je les voyais comme de minuscules serpents bougeant dans tous les sens et creusant  de leur tête pointue la terre fraîche devant eux. Leur agilité et leur détermination m’impressionnaient. Un coup de bêche et hop, on voyait la queue fine et glissante de l’oligochète partir avec le reste du corps déjà bien enfoncé dans le sol humide. Mon père en avait assez de voir des trous dans le jardin. Cela lui était égal que je sois à la recherche de la perforation furtive du vers dans la terre. Même quand j'essayais d'en attraper un, il me glissait entre les doigts ou je le cassais en deux. Je remarquai, au moment où je le disséquais, qu'il n'y avait que de la terre dans son ventre. Je ne réussissais pas à voir ses entrailles, son coeur ou son foie. Comme j'aurais aimé qu'un vrai scientifique me montre tous ces organes ! Sur mes livres de sciences naturelles, la question n’était même pas abordée.

     

    J'ai eu des périodes où je me prenais pour un médecin légiste. J’entreprenais des autopsies sur les corps d'animaux morts que je trouvais par hasard, lors de mes promenades solitaires. Je m'amusais à rédiger des rapports sur les circonstances de leur décès. C'était l'occasion pour moi d'imaginer toutes sortes de vie à mes pauvres bêtes. Du crapaud qui avait dû se faire rouler dessus, à l'oisillon tombé de son nid, en passant par la grosse mouche à vers que je retrouvais écrasée dans ma chambre, tous avaient eu une existence que j'essayais tant bien que mal de reconstituer jusqu'au moment fatal de l’accident. Je remplissais des feuilles et des feuilles sur mon cahier pour chaque animal. Chacun avait un numéro comme dans les morgues.

     

    Certains de mes camarades de classe – surtout les filles - rédigeaient leur journal. Moi je complétais, sans me lasser, mon cahier de rapports médico-légaux. Quel est l’intérêt de raconter sa vie jour après jour ? pensais-je. Je trouvais cette manie absurde. Je me demande – si j’avais été contraint moi aussi de m’y plier - ce que j'aurais pu écrire. Je ne réalisais rien de particulier de mes journées, sinon me poser des questions sur l’existence que je menais. J'avais horreur d'écrire pour ne rien dire. Raconter le quotidien comme il était ne m'intéressait pas. Je préférais m'imaginer dans un autre monde, au coeur d'une mission, à la recherche du monstre dévorant les enfants pendant leur sommeil.

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  • changer en levant sa flûte

    le regard par terre de l’homme

    toujours pas parvenu

    au bout de sa course

     

    les bordures du fossé

    jointes à sa tête

    sont des lignes

    d’écriture

    des remparts

    contre les accidents

    et les fêtes

    tentantes remplies

    de sourires en zigzag

     

    les ludions s’agitent

    les visages sont beaux

    les corps ondulent

    mais il veut voir

    autre chose

    qu’un faux départ

    de course

    à trois pattes

     

     

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