• - Tu n’avais aucun indice ?

    - C’était toujours très compliqué avec ta mère. Cela dit, même avant qu’on se mette ensemble, elle était déjà comme ça. Le fait qu’on ait décidé un jour de s’installer et de vivre ensemble ne l’a pas changée pour autant, pas du tout. Moi je croyais que ça allait passer avec les années, qu’elle deviendrait moins prisonnière de son passé et surtout, j’imaginais qu’en ayant un enfant, ça la calmerait.

    - Et ça n’a pas été le cas, c’est ça ?

    - Ta mère était très heureuse le jour de ta naissance, ç’a été le plus beau jour de sa vie.

    - Alors ?

    - Le problème c’est qu’elle est vite partie dans une espèce de compétition, une revanche à prendre contre sa propre mère : elle voulait mieux t’éduquer qu’elle ( ta grand-mère ).

    - Comment ça ?

    - Son but c’était de t’élever le plus parfaitement possible afin que tu n’aies aucun reproche à lui faire par la suite, contrairement à elle : elle n’a jamais cessé d’en vouloir à sa mère.

    - Qu’est-ce qu’elle lui a fait mémé ?

    - Elle ne lui a pas assez donné d’amour et elle en a énormément souffert.

    - Pourtant elle a l’air si gentille, si maternelle avec les autres.

    - Ça n’a rien à voir avec ça, Guillaume. Tu peux être très aimable et très gentil dans la vie et avoir du mal à l’être avec tes propres enfants.

    - Et donc c’est ça qui aurait poursuivi maman toute sa vie : le manque d’amour de sa propre mère ?

    - Souvent, souvent, elle m’en parlait et moi je tombais de haut à chaque fois. Tous les jours j’apprenais des choses nouvelles sur son enfance et son adolescence.

    - Ça te faisait quoi d’entendre ses confidences ?

    - J’étais partagé entre la fierté d’être son unique confident – preuve d’amour que je trouvais touchante – et la peur qu’elle finisse par me prendre pour son psy. C’est pour ça que très vite je lui ai conseillé de consulter un spécialiste : elle ne pouvait pas continuer comme ça à souffrir dans son coin sans être soignée.

    - Et alors, elle a suivi tes conseils ?

    - Oui, mais au bout de quelques séances, elle a estimé qu’elle était guérie et elle n’est plus retournée voir son psy.

    - Qu’est-ce qui s’est passé alors ?

    - C’est vrai qu’au début ça allait mieux : elle ressassait moins les souvenirs douloureux de son enfance qu’elle gardait quand même en elle. Elle était plus sûre d’elle, plus souriante, moins peureuse. Puis petit à petit, je voyais bien qu’elle allait rechuter, surtout dès qu’elle s’est imposé d’autres contraintes.

    - D’autres contraintes ?

    - Toujours cette obsession de l’éducation parfaite et irréprochable. Elle voulait que tu ne manques de rien et surtout pas d’amour, que tu ailles le moins souvent possible chez ta nounou, même quand elle avait du travail à la maison : des dossiers à travailler pour ses clients, des coups de fil à donner, des rendez-vous à programmer. Elle ne supportait pas que tu sois chez quelqu’un d’autre alors qu’elle était chez elle et qu’elle pouvait te garder et s’occuper de toi. Elle se culpabilisait. Résultat : elle ne pouvait pas tout faire et ne se sentait pas à la hauteur de sa nouvelle mission.

    - Tu ne l’aidais pas ?

    - Bien sûr que si et moi j’étais pour qu’elle se ménage, qu’elle fasse attention à elle, qu’elle te laisse chez la nounou quand elle était débordée de travail et que moi aussi je n’avais pas toujours le temps de m’occuper de toi parce que parfois, ça m’arrivait d’être en retard dans mon boulot. Loin de moi l’idée de t’abandonner. Mais pour ta mère ce n’était pas la même chose : elle voulait te donner tellement d’amour qu’elle aurait fait n’importe quoi…

    - Quitte à se donner la mort ?

     

    - Oui, ça peut te paraître paradoxal tout ça. Mais encore une fois, il faut que tu saches que le problème de ta mère, c’était son sentiment de ne pas être à la hauteur, parce qu’elle-même, petite, on ne l’avait jamais valorisée, voire encouragée, elle s’était toujours débrouillée toute seule, sans l’aide de ses parents qui apparemment n’en avaient rien à foutre d’elle.

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  • - Mais bon sang, depuis quand as-tu ce sentiment d’être dans le noir ?

    -     Ça fait longtemps que je t’en parle, mais toi tu crois toujours que ça va passer, que c’est parce que je suis ado que je suis comme ça, perdu avec toutes mes questions existentielles sans réponses. Ben non, ça passe pas comme ça et tu le sais bien. Plus j’y pense, plus ça devient compliqué. Aucun pote, ni soirée passée entre gens du même âge ne parvient à calmer mes angoisses. J’ai l’impression que ça ne s’arrêtera jamais, que plus le temps passe, plus le poids que je porte sur les épaules est de plus en plus lourd.

    - Est-ce que tu peux être plus précis, c’est-à-dire me donner un exemple de problème que tu te poses et que tu n’arrives pas à résoudre ?

    - La mort de maman.

    - C’est pas un problème, ça ?

    - Pour toi, peut-être.

    - Je ne comprends pas…

    - J’aimerais bien savoir pourquoi elle est morte. On dirait que c’est un sujet tabou dans la famille. Personne n’en parle, même pas mémé…

    - Cette question te taraude depuis longtemps,  je sais. T’as souvent essayé de m’en parler et moi je ne te  répondais jamais vraiment franchement. C’est pas que je ne voulais pas, non, c’est pas ça, mais je ne trouvais pas les mots pour t’expliquer exactement ce qui s’était réellement passé ce jour-là. En fait, j’aime pas trop me remémorer cette période de ma vie. Résultat, je fais tout pour oublier, donc c’est encore plus dur pour moi de t’en parler.

    - Ce que je voudrais savoir c’est si maman avait laissé une lettre, quelque chose expliquant son geste.

    - Rien. Absolument rien. On m’a même suspecté de l’avoir assassinée. T’imagines ?

    - Tu me l’avais jamais dit ça, avant !

    - Maintenant tu le sais. Je ne voulais pas que toi aussi tu doutes de mon innocence, que tu te mettes à gamberger, comme t’es un garçon très cérébral. Et puis c’est dur de parler de toutes ces choses-là à un enfant. Mets-toi à ma place ! Tu savais le principal : que ta mère était morte après avoir pris des barbituriques. Le reste devait rester confidentiel pour moi à part si un jour - comme aujourd’hui, par exemple…

    - Je t’avais trop embêté avec mes questions, c’est ça ?

    - Je sentais depuis peu que ce jour-là allait bientôt arriver. En même temps, ça tombe bien : je me sens prêt moi aussi. Mais je te préviens, ça va être long.

    - Ça ne me fait pas peur…Je pourrais t’écouter des heures, des semaines et des mois entiers s’il le faut. J’ai tellement attendu ce moment-là avec impatience !

    - Si seulement ça pouvait t’apaiser un peu et te rendre moins à fleur de peau, plus fort ! En tout cas, ça vaut le coup d’essayer : les secrets de famille, c’est bon pour personne.

    - Un suicide dans une famille, ça cache toujours quelque chose de suspect, c’est ça que tu veux dire ?

    - Le suicidé meurt en emportant dans sa tombe le vrai motif de son acte, même s’il a essayé de se justifier par une lettre. Quand il ne laisse rien, c’est d’autant plus vrai que c’est mystérieux et on ne peut pas s’empêcher de se sentir responsable.

    - Responsable de quoi ?

     

    - De ne pas avoir pu l’en empêcher, de ne pas avoir su être là au bon moment, de ne pas avoir pu l’aider à temps, de ne pas avoir réussi à détecter ses signaux de détresse…

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  • III

     

     

    - C’est pas normal, Guillaume, que t’arrives à t’entendre avec personne. Qu’est-ce qui va pas ? Pourquoi t’essaies pas de t’inscrire dans un club de sport ou une association de jeunes comme eux ? Damien, Tom, Martin, Quentin et tous ceux que tu fréquentes ont une activité extra scolaire, toi-même me l’as dit. Plus tu resteras enfermé dans ta chambre et à t’engueuler avec tes potes, plus tu te couperas du monde. C’est pas bon ça, Guillaume. Il faut que tu t’aères l’esprit.

    - J’aimerais bien mais je me lasse très vite de tout ce que j’entreprends pour justement aller de l’avant et ne pas finir prisonnier de ma liberté.

    - T’as essayé un peu, comme je t’avais dit, de mettre sur papier tout ce que t’as dans la tête.

    - Ça résout rien. Au contraire, ça me file une angoisse supplémentaire ; celle d’être imparfait.

    - Ça ne te procure pas un petit plaisir personnel ?

    - Non plutôt une contrainte difficile à assumer jusqu’au bout ?

    - Qu’est-ce que tu veux dire ?

    - Je me sens obligé d’aller dans une direction que j’ai envie de changer après chaque relecture. À la fin des opérations, à force de m’être contraint à rester dans la voie que j’ai décidée au début, le résultat est très médiocre et ne correspond pas du tout à mes idées de départ.

    - Alors lâche un peu de leste avec tes contraintes et laisse-toi guider par les sentiments que t’inspirent tes relectures au lieu de t’accrocher à l’idée de départ comme tu dis.

    - Si je fais ça, je n’avance pas. Mon texte, à la fin, est un ramassis de ratures que j’ai du mal à relire.

    - Alors ne rature rien et commence à chaque fois une nouvelle histoire. Peut-être que toi t’es comme ça, en fait ; je veux dire par là que t’as besoin de tes brouillons de la veille pour partir sur autre chose. Dans ce cas, fonce : tu accumuleras comme ça des premières idées d’histoires et elles te serviront peut-être dans l’avenir. La seule chose à laquelle tu dois te fier, c’est à ton nouveau regard de créateur. Seul lui sait si tes brouillons d’hier valent le coup d’être repris pour être retravaillés ou mis à la poubelle.

     

    - Le problème c’est que je ne me considère pas comme un créateur. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes pensées sans vouloir créer, comme toi, de la fiction. C’est seulement un peu de lumière que je recherche. Là, c’est comme si j’étais dans une grotte, que je ne voyais plus rien que mes petits problèmes et ils finissent par être énormes parce que je me coupe de tout le monde et je m’empêche d’avoir une vie simple. En écrivant j’espérais que ça allait m’aider. Mais non, c’est tout le contraire qui se produit : je suis encore plus égaré que jamais.

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  • Il y a longtemps que cette idée me taraude. C’est seulement aujourd’hui que j’ose la formuler en ces termes et maintenant je ne peux plus faire marche arrière, je veux dire oublier une bonne fois pour toute ce qui me chagrine depuis que je suis petit et passer à autre chose, comme si de rien n’était. Une fois qu’on est près du but et qu’on sent qu’on va marquer, il est impossible de ne pas tenter sa chance. La difficulté pour moi va être d’amener les choses sans avoir l’air de suspecter quoi que ce soit chez lui. Voilà ce qui m’embête le plus. D’un autre côté, peut-on vraiment connaître la vérité sans souffrir ?

    Si j’arrive à percer le mystère de la mort de maman, je suis certain que ma vie entière s’en trouvera changée. La solution est comme je le pressentais depuis le début, dans la recherche de la vérité. Mon malaise vient de là, de ce sentiment indescriptible et lancinant qui transforme la somme de mes actes en une accumulation de faux gestes que je suis incapable d’interpréter. Je sentais bien depuis longtemps qu’il y que quelque chose clochait : on ne se pose pas des questions comme ça à longueur de journée sur tout et rien sans avoir au fond un énorme problème à résoudre. L’adolescence a beau dos parfois.

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  •  

    Est-ce que les adultes se sentent également découragés par la somme de problèmes, conflits intérieurs et extérieurs à résoudre en une journée, et des questions sans réponses revenant sans cesse comme des nuages  posés au-dessus d’une île paisible incapable d’être totalement ensoleillée ?

    Selon certains, l’adolescence est une période de la vie durant laquelle tout devient compliqué. Pour moi, ça a toujours été complexe. Je ne vois pas la différence avec avant, si ce n’est qu’avec le temps tout s’obscurcit au lieu de s’éclaircir. Je crains d’être vraiment à part et pourtant j’ai hâte de grandir parce que je sais qu’à un moment donné la plus grande partie de mes inquiétudes aura disparu et qu’elle sera remplacée par d’autres plus supportables, peut-être. En revanche, j’ignore encore quand ce moment aura lieu. Dans dix, quinze, vingt, trente ans ? Je n’en sais absolument rien.

    Avant je croyais qu’en ayant de supers potes, je finirais par accepter davantage la médiocrité de mon existence et mes défauts aussi, que le fait de me retrouver avec eux pour déconner ensemble allait me rendre la vie plus légère. Aujourd’hui, je m’aperçois que l’amitié n’est pas idéale, qu’elle fausse parfois ma conception de l’humanité.

    J’admire la pondération, la douceur et la limpidité. C’est en gros ce vers quoi j’aimerais tendre en grandissant. Calmer mon impatience pourrait me donner des forces pour aller plus loin dans mon raisonnement. Je manque de bases pour y parvenir et je ne vois pas où j’arriverai à me les procurer ces  foutues fondations qui rendent ma maison toute bancale. À force de donner des coups de pieds dedans pour la redresser, je me fais mal. Si seulement la souffrance engendrait automatiquement le bonheur, ce serait plus simple. Ma nervosité m’empêche d’y croire et mon histoire personnelle me pousse à penser le contraire.

    Parfois je me demande si papa n’est pas responsable de la mort de maman. Les seules fois où nous en avons parlé, il était tellement mal à l’aise. Pourquoi a-t-elle mis fin à ses jours alors qu’ils avaient tout pour être heureux, selon mémé ? D’ailleurs elle aussi, elle est bizarre quand elle parle de papa. On dirait qu’elle lui reproche quelque chose. Je sais qu’elle ne lui pardonnera jamais de n’être pas venu à l’enterrement de pépé, mais à part ça ? En plus, les conneries dont papa parle souvent et qu’il regrette d’avoir commises viennent peut-être de là, de son sentiment de culpabilité. Il n’a jamais été clair là-dessus et c’est surtout ça qui m’a toujours intrigué. En quoi aurait-il pu être responsable de sa mort ? L’aurait-il poussée à bout à cause de son côté invivable ? Jamais je ne l’ai entendu prononcer une parole gentille à l’égard de maman. C’est délicat d’interroger son père sur sa vie passée quand on le soupçonne d’être à l’origine du suicide de sa propre femme et qu’on n’a aucune preuve contre lui.

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