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    La langue, voilà l’organe insaisissable par excellence, et ce à tout point de vue : je ne comprenais pas son fonctionnement. Ma fascination pour elle débuta le jour où j’eus ma première angine ; lorsque le médecin m’ordonna sèchement d'ouvrir la bouche et de tirer la langue. Il appuya exagérément dessus avec une cuillère que ma mère lui avait tendue. Je faillis vomir, ce matin-là. Il était allé trop profondément dans ma gorge : il avait voulu voir l’état de mes amygdales.

    Je refis donc l'expérience de la cuillère dans la bouche mais tout seul cette fois, devant le miroir de la salle de bains. Je remarquai qu'une langue ressemblait étrangement à une espèce de mollusque sans coquille. Sa souplesse et sa réactivité étaient désarmantes. Elle était pointue contrairement à mes attentes. En appuyant dessus avec mon doigt, elle se mit à durcir. J’ignorais qu’elle avait des propriétés érectiles. Je pouvais la rouler en forçant sur les côtés avec mes lèvres et elle avait l’allure d’une moitié de tuyau avec de la salive dégoulinante au milieu que je regardai tomber dans le lavabo avec surprise. Au moment où je la pris entre les doigts, elle se défila et il me fut difficile de la rattraper et de la garder sortie, pincée entre mon pouce et l’index sans me faire mal.

    J’étais gêné : il m’étais impossible de par le fait de ne pas pouvoir détailler la nature de la composition. J’étais sûr que c’était autre chose qu’un paquet de nerfs la langue. En passant mon index dessus, ça me chatouillait, mais moins qu'au palais.

    Une de mes nombreuses hantises de l’époque était de me retrouver sans langue après un accident. Me savoir privé du plaisir de manger m’aurait insupporté au plus haut point. En plus, je serais resté muet. Mais franchement, là, je n’y aurais vu aucun inconvénient. Par contre, ouvrir la bouche et n’y voir au fond de celle-ci que deux grosses amygdales bien rouges, m’aurait traumatisé. Je n’osais même pas m’imaginer la tristesse d’un paysage buccal amputé de son relief lingual.

    Ce que j'aimais chez cet organe, c’était son dessous tapissé de minuscules excroissances d'une drôle de couleur. Je cherchais à savoir à quoi il était relié. Même en enfonçant mon index et mon majeur au plus profond de ma gorge, je n’ai jamais réussi à percer le mystère de son attachement. Hélas, il ne me restait, après mes vaines explorations, qu'un goût salé dans la bouche. Alors je plaquais ma langue contre mon palais, comme on range un objet sacré dans un tiroir secret, me mettais à la râper d’avant en arrière et de gauche à droite contre l’arrière de mes incisives supérieures et inférieures. Tel un vers tentant de trouer la terre pour s’enfuir, la pointe de ma langue avait souvent, comme occupation préférée, de se débarrasser de la moindre particule alimentaire coincée entre deux dents et sans l'aide de mon index. J'aurais rêvé d’y placer une mini caméra étanche et de visionner dans mon laboratoire les milliers d’opérations qu’elle devait effectuer quotidiennement sans que je m'en rende compte, surtout lors des repas.

    Personne n’a jamais eu l’idée de filmer l’intérieur d’une bouche et de projeter sur grand écran le film ainsi réalisé. Dans mes livres de biologie, je ne trouvais pas d’images illustrant la biochimie de la mastication. Pourtant, le sujet était riche. C’est le genre d’exposé que je rêvais de présenter à la classe avec Christian. Cela nous aurait permis de mieux comprendre la première étape de la digestion - chose que l’on n’abordait pas en cours et qui pourtant m’intéressait, moi. Même le maître était incapable de répondre à mes nombreuses questions. Sans doute fut-ce pour cette raison aussi que je menais souvent mes petites expériences seul dans mon coin, sans rien dire à personne. Je n'avais jamais les explications que j'espérais. J'attendais la révélation : connaître la vérité me démangeait.

     

    De démangeaisons en démangeaisons, je menais ma vie comme un être perdu d’avance. Ma graisse s'installait, mes formes s'épaississaient et mon regard s'aiguisait. J'entendais mon ventre gargouiller de plus en plus souvent. Ma faim ne me quittait pas et mon appétit croissait jour après jour. Ma mère était obligée de cacher le fromage après les repas, et le chocolat à la fin de chaque goûter. Il lui arrivait d'oublier ses cachettes. Je les retrouvais grâce à mon flair de chien. L'odeur du fromage dissimulé sous une pile de linge à raccommoder, il n'y avait que moi pour le sentir. Avec Sultan, nous nous ressemblions pour ça. 

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    J'aimais bien regarder mon père tondre la pelouse. La machine imprimait des traînées nettes et régulières dans l'herbe coupée. Il marchait derrière la tondeuse, impassible et déterminé. Sa démarche machinale m’hypnotisait. On aurait dit qu’ils ne formaient plus qu’un tous les deux.

    Le gazon était rasé de ses imperfections ; les marguerites déchiquetées ; le vert de l'herbe avait perdu de son éclat, la tondeuse avait laissé sa marque : des routes droites et parallèles. Je m’apercevais qu’un nouveau paysage était en train de me séduire : celui d'un monde carré, sans écart et sans bavure.

     

    Papa avait tondu une partie de mes débordements ; ils repoussaient sans cesse et de plus en plus vite.

     

     

     

     

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    Il y en avait une dans la classe, elle était forte en astronomie. C'est son père qui lui avait communiqué sa passion. Tous les soirs, elle regardait le ciel avec sa lunette astronomique et le lendemain matin, elle en parlait à toute la classe. Mes camarades lui posaient des questions. Et moi, pendant ce temps-là, j'essayais de comprendre comment elle avait réussi à se passionner pour la vie cosmique.

    Monsieur Lambert disait qu'il fallait avoir une passion dans la vie, sinon on finissait un jour où l'autre par s'ennuyer. Pour lui ce qui différenciait l'homme de l'animal, c'était la passion. À l'époque, je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire. Je pense, maintenant avec le recul, que la classe entière avait été dans le même embarras que moi. Il avait un certain don pour improviser des aphorismes. Ceux-ci me restaient longtemps en mémoire ; la preuve, ils me reviennent encore aujourd'hui.

    Je ne connus pas d'autres instituteurs ou professeurs aussi pédagogues que lui. Son charisme était présent jusque dans le timbre de sa voix. En plus, il avait une telle manière de surarticuler les mots nouveaux qu'il était impossible que nous ne les retenions pas.

    Lui, sa passion c'était les vieux livres, il en avait partout chez lui et il nous en parlait comme si c'étaient des êtres humains. Chaque oeuvre avait son histoire. Il était captivant : sa pédagogie reposait sur l’échange. Une fois dans l'année, chacun devenait, une heure durant, le maître de la classe. Nous jouions le jeu bien volontiers sans nous rendre compte que nous travaillions. Même si ces interludes ne duraient qu’une heure, nous apprenions à prendre la parole en public. Ensuite, nous faisions un travail collectif, pendant une séance ou deux, tout dépendait du sujet exposé, et Monsieur Lambert éclaircissait, si nécessaire, des notions encore trop compliquées pour nous. C'était vivant, bien qu’il y eût des sujets moins intéressants que d'autres, je participais activement au travail, tel un scientifique curieux de vérité. J'avais l'impression d’agir sur quelque chose de concret, d'exister un peu certainement. En tout cas, je me sentais utile. Tout le monde prenait la parole, même les moins bons L’instituteur savait s'effacer. Son ombre, je l'oubliais. Il y avait un rapporteur par groupe charger de synthétiser oralement le travail effectué. Ceux dont le destin était de devenir des ânes, avaient soudainement les oreilles qui rapetissaient. Le fait d'être désignés rapporteurs par l’équipe devait leur redonner confiance. Le maître veillait à ce que chaque élève passe. Nous ne pouvions pas y échapper. Même si parfois la présentation était maladroite, monsieur Lambert nous écoutait tout en prenant des notes.

    Je ne sais pas ce qui me prit le jour où ce fut mon tour de présenter le travail de mon groupe. Je racontai n'importe quoi. J’inventai une histoire sans queue ni tête, des choses que les autres n'avaient jamais dites. Je me désolidarisai du groupe sans m’en apercevoir. Bien sûr, le maître s'en rendit compte, et moi aussi. Alors je rougis devant la classe. J'étais honteux d'avoir trahi mon groupe. Ils m'exclurent d'office. J'eus du mal à retrouver une équipe. Ils n'aimaient pas les menteurs. Mais qu'est-ce qui m'avait pris ce jour-là ? J'avais raconté n'importe quoi. Le pire, c'est que si le maître ne m'avait pas interrompu, j'aurais continué sans complexe.

    J'avais évoqué une expérience personnelle, alors que j'aurais dû faire part des remarques de mon groupe sur le relief de la France. J'avais été hors sujet. J'avais raconté ma vie. À cause de moi, mon groupe eut une mauvaise note en expression orale.

    Plus personne ne me crut. Si bien que mon sentiment de solitude s’aggrava. Heureusement que Christian était là et qu’il ne m’en tint pas rigueur. Lui, je continuais, en plus, à l’amuser.

    Moi, personnellement, les clowns me laissaient de marbre. Mes camarades de classe, eux, éclataient de rire dès que nous allions au cirque avec l'école et je les enviais. Je voulais être comme eux. Je me forçais à rire pour ne pas être différent d'eux. Malheureusement, seuls de timides sourires s’accrochaient à mes lèvres. C'était suffisant pour qu'on me regarde du coin de l’œil, d’un air suspicieux.

    Je me demandais si les rires des enfants, pendant les numéros de clowns, étaient sincères : alors que les gags étaient toujours les mêmes et n’avaient rien de risible. J’étais gêné d’entendre autour de moi des rires que je n'arrivais pas à singer. Ce n'était pas l'envie qui me manquait, bien au contraire. Je me sentais très mal à l’aise dans ces moments d'imitation forcée : obligé d’épier leur tête pour savoir quand il fallait rire comme eux. Je suis sûr que parfois il devait me rester un sourire aux lèvres alors que les autres ne rigolaient plus depuis longtemps. Ils devaient me prendre pour un demeuré, un simple d'esprit, un niais toujours en train de rire pour rien, alors qu'au fond, j'étais indifférent à toutes ces clowneries. À force, mon rictus me faisait mal, mes joues étaient lourdes, je n'en pouvais plus, j’avais hâte que leurs numéros se terminent. J'attendais avec impatience les dompteurs de fauves : mon moment préféré. J'étais émerveillé par la différence de taille. Un coup de patte bien placé et la tête du dompteur pouvait partir rouler dans les décors. Je voyais dans la gueule de ces félins à moitié domestiqués la grille d'un gouffre mystérieux, et cela me remplissait d’effrois. Le dompteur n'avait peur de rien mais en plus, il provoquait l'animal en lui donnant de cinglants coups de fouet. Le lion lui répondait en ouvrant grand la gueule. J'avais peur pour l'homme dans la cage. Il était en général vêtu d’un costume blanc. Contraste de couleur saisissant par rapport au roux du poil de l'animal. Et sa crinière : une vraie splendeur. Une touffe sauvage au milieu d'un chapiteau rempli de peur et d'admiration. Nous devions tous avoir la même tête au moment où le dompteur s’approchait des fauves.

    Lorsque le spectacle était terminé, il se poursuivait dans mes songes pendant que mes camarades imitaient encore les clowns qu'ils avaient vus. Je n'osais pas leur avouer qu'ils ne m'avaient pas amusé. Je ne voulais pas en rajouter sur le sentiment d’étrangeté que je leur inspirais.

    Quand maman me demandait si j'avais aimé le cirque, je disais oui. Je lui racontais tout ce que j'avais vu. À chaque fois, j'oubliais de parler des clowns et elle me le faisait remarquer, Mais c'est à croire que tu n'aimes pas les clowns, tu ne m'en parles jamais ! Moi, à ton âge, j'aurais tellement aimé aller au cirque rien que pour eux !

     

    Je lui expliquais que comme les numéros étaient brefs je les oubliais. Puis, pour me rattraper, je lui racontais des farces que je n'avais pas vues. Elle riait rien qu'à m'écouter. Je me sentais obligé d'exagérer pour paraître plus vraisemblable. Ma mère n’a jamais su que mes récits étaient inventés de toute pièce. J'aurais pu lui dire une bonne fois pour toute que je n'aimais pas les clowns ; il n’y avait pas de honte à ça. J'avais l’esprit tordu, il fallait que je me justifie absolument, même quand je n’avais rien à me reprocher. Dire non, ou oui sans explication me mettait mal à l’aise. Plus je me torturais l’esprit afin de trouver des justifications à mes actes - quels qu’ils soient -, plus la réalité m’échappait. Je croyais que je rêvais : je ne savais plus où j'étais. Puis, la normalité revenait dès que mes obligations de justifications étaient accomplies jusqu’au bout. J'étais alors soulagé. Dire la vérité me dérangeait : c'était pour moi avouer ma peur de mourir ; mon angoisse face à l'avenir ; ma solitude au milieu des autres et mon rêve d'une autre vie plus facile et moins contraignante.

     

     

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    Seul Christian venait jouer à la maison. Nous nous amusions à être des chercheurs. Je crois qu'il était un peu comme moi : curieux et passionné par la biologie. Nous partions ensemble dans les prés et nous ramassions les bêtes que nous trouvions dans l'herbe. Nous les mettions dans des boîtes d'allumettes et nous les disséquions au labo. Chacun notre tour, nous passions au microscope et nous dessinions ce que nous pouvions voir. Pendant ce temps-là, l'autre préparait la bête suivante et nous commentions à notre manière ce que nous remarquions. Ensuite, nous nous montrions nos dessins d'observation respectifs et nous les rangions dans un cahier qu’il nous arrivait souvent de consulter. C'est Christian qui se chargeait du classement des travaux. Il collait les dessins et écrivait un titre, une légende sous chacun d’entre eux. En général, nous nous mettions d'accord avant ; après nous être savamment concertés.

    J'étais fier d'avoir un associé. Nous avions convenu d’un commun accord que plus tard nous ouvririons, ensemble, notre laboratoire d'analyses biologiques.

    Christian ne s’intéressait qu’à cette matière à l'école : les sciences naturelles. Il n’y avait pas que moi. Physiquement, c’était différent : il était plutôt mince. Je n'étais plus seul au monde.

     

    J'avais bien remarqué qu'en cours de sciences naturelles, il posait des questions au maître. Il avait des connaissances incroyables. Il savait par exemple que les vers de terre respiraient par la peau.

    Je me souviens, un jour, il fit un exposé sur les protozoaires et les amibes. Fascinant comme travail ! Monsieur Lambert l'avait même félicité. Il avait dessiné plusieurs croquis qu'il avait fait circuler dans la classe et plusieurs élèves - dont moi le premier - lui avaient posé des questions. Notre maître l’avait également interrogé ; sans doute pour vérifier qu’il avait bien travaillé seul. Il dut être impressionné par l’extrême précision de ses réponses car le maître se tut jusqu’à la fin de l’exposé.

    Cette après-midi-là passa très vite. L’ensemble de la classe aurait voulu en connaître davantage sur ces unicellulaires aquatiques. Il avait laissé une part de rêve dans notre mémoire. Il nous raconta qu’il observait ces bêtes-là au microscope, chez lui, depuis plusieurs années ; c'est son frère qui lui en avait montré la première fois et il avait été immédiatement séduit. Depuis, il était incollable sur la vie microscopique des eaux stagnantes. Il pouvait dessiner un schéma en trois coups de crayon : il connaissait tous les détails de la cellule et le nom scientifique de chaque partie d’entre elle.

     

    Pour ma part, l’origine de ma fascination pour la biologie je la cherche encore. Je n'avais pas de frère aîné et mes parents ne s’intéressaient pas aux microorganismes. J’ai dû être, à un moment donné de mon enfance, marqué par un évènement, une vision ou un reportage que je ne parviens toujours pas à identifier. Pourquoi plus la biologie que l'astrophysique ou la chimie ? Sans doute parce que je suis depuis toujours fasciné par les mécanismes de la vie, l'intérieur des apparences, mais aussi certainement l'au-delà des organes.

    En parlant d'organe, c'est le coeur qui m'impressionnait le plus. J'aimais manger celui du poulet : il était petit et d’une saveur particulière. Je prenais le temps de le sectionner en deux à l’aide de mes incisives - afin de voir sur l’autre moitié accrochée à l’extrémité de ma fourchette - le fin trou rouge de sang non cuit entouré du marron du muscle mort en sauce. Le mien devait être cinquante fois plus gros. Je me demandais s'il y avait déjà de la graisse autour. J'entendais dire autour de moi que les gros avaient le coeur enrobé de suif et que c'est à cause de ce problème qu'ils étaient facilement essoufflés après le moindre effort physique. Peut-être.

    Le coeur cuit du poulet du dimanche que je m'avalais sans pitié avait un goût salé. Il croquait sous mes molaires comme un nerf qu'on arrache à la vie. Les tuyaux qu'il avait autour de lui, je les laissais sur le bord de mon assiette. Ils étaient plus noirs ; c'étaient les artères. Une fois, j'essayai d'en goûter quelques-unes mais je ne recommençai pas : c'était plutôt élastique et fade.

    La digestion était pour moi pénible : comme j’avais un gros appétit, il me fallait plus de temps pour que mon estomac se détende. J'aimais bien aller rejoindre mon lit et m'allonger un peu, sans fermer les yeux bien sûr. Le fait d'être en position horizontale, à attendre que les sucs agissent, m'incitait à croire que j'aidais mon estomac. Je voulais lui faciliter la tâche : j'étais convaincu qu'ainsi je vivrais plus vieux. Je ne supportais pas d'oublier que derrière mes mains, mon cerveau commandait mes gestes.

    Ma vie organique m'impressionnait bien plus que l'infiniment grand dont nous parlait notre maître pendant les cours sur le ciel et ses planètes. C'était trop grand pour moi, la mort d'une planète et les années-lumière qui les séparaient les unes des autres. Je n'arrivais pas à croire qu'une étoile puisse vivre. J'étais perdu dans mes efforts d'abstraction. J'avais la tête qui me tournait. Tout cela ressemblait à des mathématiques phosphorescentes.

     

    Même le soir où le ciel était bien dégagé et que je levais la tête pour essayer de comprendre le scintillement de la mort dans les lumières stellaires, je ne voyais que l'éternité. À force de fixer le champ d'étoiles, j’angoissais : je croyais qu'un jour je me retrouverais, moi aussi en haut, à briller au milieu d’elles par impuissance à redescendre sur terre. Pas moyen d'avoir un regard plus abstrait sur le monde astral.

     

     

     

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    J'avais pris l'habitude d'aller me coucher tôt. À huit heures, j'étais au lit. Forcément, j'avais du mal à m'endormir et ce à cause de drôles d'idées difficilement digérables. J’étais impatient de rêver. Quand je m'envolais, c'était grandiose. Je n'avais qu'à battre un peu les bras et hop j'étais dans le ciel. J'arrivais à survoler tous les obstacles. Quand on me tuait, je ressuscitais, ou plutôt je faisais semblant d'être mort ; je retenais mon souffle. C'était surnaturel. Tout pouvait se produire. Je faisais ce que je voulais sans être jugé. Il nous arrivait souvent entre copains, de nous raconter nos rêves. Parfois, nous avions les mêmes. Cela nous amusait : nous nous rejoignions sans le savoir.

    À sept heures du matin, qu'il y ait classe ou pas, j'étais debout. Je savais ce que je ferais de ma matinée. Tout était programmé : ma hantise était l’inactivité. Si je ne faisais rien, je m'ennuyais, alors mes parents m’encourageaient à réagir, Mais tu as plein de jouets dans ta chambre, va jouer avec. Tu n'en aurais pas, ça serait autre chose !  Ils ne comprenaient rien à mon l’ennui : les jouets ne m’empêchaient pas d’être triste et pensif, c’était difficile à expliquer aux parents. Pourtant, je suis certain qu’ils connaissaient aussi des adultes rongés par l’ennui malgré les divertissements. Ils devaient bien savoir que cette maladie-là c’était autre chose d’inexplicable.

    J'en étais arrivé à croire que mes parents n'avaient jamais été enfants ; qu'ils étaient devenus adultes du jour au lendemain, sans transition. J’aimais entendre mon père me raconter les histoires qui lui étaient arrivées à mon âge. J'avais du mal à m'imaginer qu’il ait eu neuf ans comme moi. Il avait beau me montrer des photos de lui avec son autre frère et sa soeur, je ne le reconnaissais pas. Même avec toute mon imagination, j'avais du mal à associer son visage actuel à celui de l'enfant qu'il fut. Le temps avait tellement transformé ses traits. Etonnante métamorphose ! Ses petits yeux de fouine étaient devenus cernés et un peu plissés. Ses cheveux bouclés avaient disparu. Sa mine réjouie était désormais bouffie. Son nez en trompette avait grossi comme un morillon.

    Et moi, mon visage aussi changerait-il ? Mon fils ne me reconnaîtrait-il pas plus tard ? Les comprendrais-je lui et son ennui ? À quoi donc allais-je passer mon temps à part au travail ? Ma mémoire ne me servirait-elle qu'à faire de tristes constats ?

    Ce fut pour cette raison que je décidai de ne plus garder une seule photo de moi. Je ne voulais pas être dans la même situation que mon père. J’arrachai celles où j'étais dessus. Maman me gronda ce jour-là. Elle ne comprit pas mon geste. Papa, lui, ne dit rien. Je me demande s'il n'était pas plus compréhensif. Depuis, je refusai d'être photographié. Je ne voulais pas voir mon image de mort sur le papier.

    Pourtant, les albums-photos de la maison, j'adorais les compulser, tant que je n'étais pas dedans. Je m'amusais à me mettre dans la tête des gens photographiés que je connaissais. C'était un peu ma machine à remonter le l’histoire. J'aimais bien savoir pour quelle occasion tel ou tel cliché avait été pris et après explications je regardais le flou des vieilles images avec les yeux d'un enfant perdu dans le temps.

     

     

     

     

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