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    Tiens, en voilà une à l’agonie : elle est moins vigoureuse, se passe les pattes sur les ailes, comme si elle venait de recevoir une grosse dose d’insecticide sur le dos et qu’elle essayait de se l’ôter. Peut-être vient-elle de naître ? Le nouveau-né a bien des comportements et des traits physiques semblables à ceux du vieillard. Je suis sûr qu’il doit y avoir les mêmes similitudes dans le règne des mouches.

    Elle reste sur la vitre de la fenêtre et continue à s’ébrouer comme si de rien n’était. Son corps se lève et redescend, ses ailes sont immobiles puis d’un seul coup, elle avance et s’y reprend en quatre fois pour parcourir une distance d’à peine vingt centimètres. Une seconde vient la chatouiller puis s’envole un peu abasourdie laissant derrière elle l’autre toute excitée. Une véritable course-poursuite s’engage. Elles se déplacent de manière identique, font les mêmes grandes boucles dans l’air, comme deux cerfs-volants attachés l’un à l’autre et qui, dans le ciel, exécutent, côte à côte, les mêmes figures abracadabrantes. La chambre est pourtant assez grande, mais elles préfèrent se poursuivre, dans un coin, près du lit, sans jamais se cogner contre les murs.

    Soudain l’une des deux abandonne en virant complètement à droite alors que l’autre s’engage à gauche. On dirait que le fil reliant les deux cerfs-volants vient de céder et qu’ils sont maintenant indépendants l’un et l’autre. La pourchassée a retrouvé sa vitre et l’excitée s’est posée sur la lampe de chevet. Elles n’ont plus rien à voir l’une avec l’autre ; ce sont deux mouches différentes et elles continuent pourtant de m’intéresser.

    Avec des ailes, je ne resterais pas sur une lampe de chevet et encore moins sur une vitre, je volerais, j’irais loin, même fatigué, je me décontracterais en battant des ailes, mais je ne poserais jamais plus les pattes au sol. Si je n’en pouvais vraiment plus, je m’arrêterais en haut d’une colline ou d’un grand arbre, et j’observerais les grouillements humains. Puis je m’élancerais dans le vide à toute allure pour venir raser la tête des hommes et remonterais ensuite vers des tours encore plus hautes et je n’arrêterais pas.

    Quand je pense qu’il va falloir qu’on se mette au travail dans une semaine, je suis déjà fatigué. Sophie a prévu qu’on fasse une isolation phonique dans les deux pièces du haut. Elle s’en charge normalement mais à chaque fois je suis quand même obligé de mettre la main à la pâte. Je ne me vois pas la laisser bosser après son travail, et moi, tout seul dans la chambre avec mes mouches. Elle le prendrait mal. Je sais qu’elle adore bricoler, mais ce n’est pas une raison pour que je ne l’aide jamais, sous prétexte que ce n’est pas mon truc.

     

     

     

     

     

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    Je me demande si Sophie serait d’accord pour qu’on agrandisse la maison. J’imagine une pièce un peu plus spacieuse que notre chambre et dans laquelle j’entreposerais tous mes bocaux. Ce serait la salle à mouches. J’irais y travailler quand je veux et là plus personne ne pourrait venir me déranger. Sans aucune moustiquaire, bien sûr. Ce serait vraiment notre endroit à nous. Il faut voir si d’un point de vue architectural c’est possible. À mon avis, oui. Une espèce de véranda vitrée et exposée plein sud suffirait grandement. Ce serait l’idéal. Il faudrait que ce soit un lieu de passage obligé pour elles ; un espace qu’elles reconnaîtraient tout de suite et qu’elles ne pourraient pas éviter.

    On prétendrait qu’on veut construire une véranda sans donner de détails, parce que j’imagine la tête de l’architecte si on se met à lui raconter que c’est pour y accueillir des mouches. Je suis sûr que Sophie sera d’accord : elle trouve que je monopolise trop la chambre. Avec cette nouvelle pièce en plus, le problème serait résolu.

    Il y a encore quelques mois je n’aurais jamais eu de projets de construction ou de démolition. Maintenant que je m’intéresse vraiment à quelque chose de concret, je suis en train de changer. Sophie, elle, je l'ai toujours connue avec plein de projets architecturaux dans la tête. Au début, j’avais du mal à comprendre ce qui peut motiver un être à démolir et à reconstruire des parties d’une maison alors qu’elle n’en a pas besoin. Maintenant je saisis un peu mieux. Je crois qu’on veut d’une certaine manière déposer sa griffe quelque part. C’est sans doute un moyen de lutter inconsciemment contre l’éphémère et d’affirmer sa personnalité.

    Avant les mouches, je pensais que tout cela n’était pas pour moi ; que j’aurais pu vivre dans n’importe quelle maison pourvu qu’elle fût saine et sympa. Et puis non, je deviens comme tout bon propriétaire qui se respecte, j’ai des envies de démolition et des projets de construction. La passion change l’homme. Sans elle, la vie n’est qu’une accumulation de secondes, de minutes, d’heures, de jours, de semaines et d’années qu’on voit lentement passer sans qu’on comprenne pourquoi ils défilent si vite. J’ignorais qu’on pouvait vivre autrement.

     

     

     

     

     

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    Savoir que je suis frôlé tous les jours par des êtres réincarnés me plaît. Ils sont nos semblables déguisés. C’est pour cette raison qu’ils nous collent sans cesse. On est tous poursuivis par des mouches allant et venant sans qu’on n’y puisse grand chose. On a beau les chasser, elles reviennent. Ceux qui les tuent n’en sont pas moins débarrassés pour autant : un jour ou l’autre, elles réapparaissent, et cette fois-ci, elles sont encore plus nombreuses et déterminées qu’avant leur destruction. Ce sont les bêtes de l’au-delà et elles se nourrissent en partie de contacts avec l’éphémère d’ici bas.

     

     

     

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    Puis, dès que j’ai commencé à recouvrer mes esprits, plus rien. Le voile avait disparu. Il ne restait plus que d’épaisses volutes avançant lentement dans le ciel bleu sans le moindre bruit de vie autour de moi. Sur le coup, je croyais bêtement que j’étais mort et déjà arrivé dans les limbes de la délivrance. J’ai secoué la tête et délicatement, une mouche est venue se poser sur ma joue. Etait-ce un baiser des nues permettant d’attendre plus patiemment le jugement divin ? Mais qu’avais-je donc à penser à dieu ? L’idée d’y songer était-elle à ce point si forte qu’elle balaya subitement toutes mes convictions agnostiques d’être humain installé dans un purgatoire auquel il ne s’attendait pas ?

    Une fois les mouches revenues dans la chambre, je me suis aperçu qu’elles n’avaient plus rien de céleste. C’est dans cet état d’inconscience que j’ai échappé au pire. L’attente d’un dieu venu de je ne sais où devait être un reste mal digéré de mon enfance bigote que le sentiment d’être mort avait ravivé.

     

    J’ai la naïveté d’imaginer qu’une fois mort l’homme se transforme en mouche. D’où peuvent-elles bien venir si ce n’est de cimetières plus ou moins lointains ? J’ai beau chercher des nids, je n’en trouve aucun.

     

     

     

     

     

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    Il y a dans leurs yeux des milliers de couleurs qui clignotent identiques à celles que je regardais, fasciné, dans les kaléidoscopes de mon enfance. Dès que j’en sens une sur moi en train de courir, je frisonne. J’ai appris à leur contact à développer mes sens dans la plus grande des discrétions et sans savoir moi-même qu’ils étaient aussi sophistiqués.

    Les mouches représentent l’inconnu à portée de main. S’en approcher jour après jour, c’est quitter lentement le monde tangible qui sans cesse me rappelle à l’ordre. Je suis tiraillé entre le besoin de voyager vers cet autre univers et le désir d’aimer encore plus fort Sophie.

    J’arrive à faire la part des choses : je sais que je l’aime et je suis conscient que les mouches ne sont qu’une passion liée à une découverte récente. Mais jusque quand vais-je garder la tête sur les épaules ? L’équilibre auquel j’aspire tant ne doit-il pas se payer un jour ou l’autre ? Quel prix suis-je capable de mettre pour l’atteindre ?

    Cela me fait penser à ma mésaventure d’hier où j’ai failli mourir défenestré. J’ai senti des ailes me pousser sur les épaules. Je suis monté sur le rebord de la fenêtre pour rejoindre mes amies les mouches : elles m’appelaient. Je me souviens encore de leur appel ; leurs cris étaient stridents. Elles voulaient que je les suive, que je quitte définitivement Sophie et que je rentre dans leur mystérieux royaume. C’est vraiment au dernier moment que j’ai reculé. J’ai eu une vision. Comme dans un cauchemar : le vide attire quand on veut voler et il devient si profond et invisible, qu’on se réveille en sursautant. J’ai fait un bond en arrière au lieu de me laisser tomber en avant. Les mouches étaient parties. J’avais l’impression qu’elles étaient dehors à m’attendre. Une espèce de brouillard opaque voilait l’horizon. On aurait dit un nuage d’au moins plusieurs milliers de silhouettes noires ailées, qui dans un surplace spectaculaire, vrombissait d’impatience et de délectation. 

    ( Extrait d'un roman inédit et achevé La maison des mouches )

     

     

     

     

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