• Tableaux d'une autre vie (14)

     

     

    Pour la rentrée des classes, ma mère nous emmenait avec elle  faire les courses chez Martine – le supermarché du coin. J'adorais me retrouver parmi les cahiers neufs et les beaux stylos. Je prenais de sages résolutions. Cette année, je travaillerai bien. J'essaierai de comprendre les leçons de mathématiques et de lire plus vite. Ma mère avait préparé minutieusement une liste d'affaires dont nous avions besoin, et nous, nous la regardions charger le chariot avec bonheur. Pour une fois, Florence avait les mêmes rêves que moi. L'achat de fournitures neuves à la rentrée des classes lui donnait la même envie de bien travailler. De retour à la maison, j'avais hâte d'essayer mes nouveaux stylos, ma belle ardoise bien noire pour le calcul mental, et mes cahiers sur lesquels j'écrivais déjà mes nom et prénom. Je reniflais les pages de chacun d’entre eux et j’avais envie de les remplir d’exercices imaginaires. Je caressais leurs couvertures cartonnées et brillantes pour certains. J’étais fier de mes affaires et les rangeais soigneusement dans mon cartable en cuir dont mon père raccommodait les coutures avant chaque rentrée.

    Mes résolutions de bien travailler duraient à peine un mois : mes difficultés, mon étourderie et mon tempérament rêveur étaient plus forts que ma petite volonté de réussir. Je ne redoublais pas, pourtant j'étais un élève médiocre. D'autres, dans la classe, bien meilleurs que moi, ne passaient pas dans les cours supérieurs. Peut-être que les instituteurs croyaient en moi. Leurs observations étaient sans cesse les mêmes à la fin de chaque composition trimestrielle. Peut largement mieux faire. Ils ajoutaient parfois: Elève vivant, curieux et très imaginatif. À l’époque je ne comprenais pas ce qu’ils entendaient par imaginatif. Mon imagination, je n'en parlais pas à mes instituteurs. Je me gardais bien de leur confier ce à quoi je songeais pendant leurs cours. Ils m'auraient pris pour un fou. Non, je ne sais pas pourquoi ils trouvaient que j'avais de l'imagination. Peut-être à cause des textes libres que nous étions obligés de produire une fois tous les quinze jours. J'en écrivais beaucoup. C'est moi qui en produisais le plus. Tous les élèves de la classe votaient pour mes rédactions. C'étaient toujours des histoires d'horreur qui ne tenaient pas debout. J'étais content quand ils les choisissaient parmi les autres de la classe. Tout le monde ricanait ou se taisait quand le maître les lisait à voix haute. Ensuite, il les écrivait au tableau et nous les corrigions à l’oral de manière interactive.

    Certains de mes camarades voulaient que j’écrive les rédactions à leur place parce qu’ils n’y arrivaient pas. Je ne comprenais pas qu’on puisse avoir du mal à inventer une histoire. C’était quand même plus facile que les problèmes ou le calcul. Il n’y avait pas à chercher : les mots s’enchaînaient les uns aux autres de manière mécanique et finissaient par former un récit. Je remarquai d’ailleurs que ceux qui étaient bons en calcul avaient des mauvaises notes en textes libres. Heureusement que mon voisin était de ceux-là. D’ailleurs, nous nous étions arrangé tous les deux. Je trichais sur lui pendant les compositions de calcul et lui faisait de même pour la partie conjugaison, grammaire, orthographe, vocabulaire et rédaction.

    Quand j'entendais mon maître m’interpeller - d'une voix grave et un peu sadique - pour que j’aille au tableau poser une division à quatre chiffres, je devenais rouge. Je savais que je n'y parviendrais pas. J'essayais de me souvenir de ce que Christian avait écrit sur son cahier et puis tout s'embrouillait au moment où je prenais la craie. J'écrivais n'importe quoi. Les explications du maître étaient inutiles, c'était pire. J'avais l'impression d'être un vrai âne, un garçon qui ne serait bon à rien plus tard. Je croyais que j'allais devenir charbonnier, comme monsieur Meunier. C’était pour moi le métier qu’étaient obligés d’apprendre les cancres de mon acabit, incapables de mémoriser leurs tables de multiplication. Monsieur Meunier était toujours noir de charbon. La première fois que je le vis venir en livrer à la maison, je fus terrorisé. Il me faisait la bise quand il arrivait. J'étais dans mes petits souliers. Ensuite, je me cachais pour ne plus qu'il m'embrasse. J'avais toujours les joues un peu noircies après son passage. Il devait s’en amuser. Ses yeux bleus étaient perçants au milieu de son visage rond et noir et ses cheveux si gras et longs qu’on aurait dit un ogre. Je ne voulais pas lui ressembler.

     

     Au tableau, en face des divisions à quatre chiffres, j’étais obsédé par l’image de monsieur Meunier. Je savais désormais que je ne deviendrais pas un âne, mais bel et bien un charbonnier. Les explications du maître étaient difficiles à saisir : il me tirait les oreilles devant toute la classe et j’étais persuadé que je ne parviendrais jamais à effectuer des opérations décidément trop compliquées pour moi. 

     

     

     

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