• Tableaux d'une autre vie (8)

     

     

    Les poules, c'est chez mémère que j'appris à les observer. Je m'amusais souvent à les coincer dans un grillage et à les attraper. Elles étaient bien chaudes sous leurs plumes. Je sentais leur cou fragile. Et dire qu'il y a de bons oeufs qui sortent de ces corps si insignifiants ! pensais-je. Je regardais de plus près leur croupion. J'espérais toujours qu'un oeuf en sorte, tout chaud et bien ovale. Hélas, je n'eus jamais la chance de voir poindre ce que je considérais à l’époque comme la forme géométrique la plus poétique, mais j’eus plutôt la surprise, un jour, d’être aspergé d’une fiente verdâtre et nauséabonde. Ceci me calma pour toujours.

     Les oeufs m'ont longtemps intrigué. Lorsque j’ai su qu'il fallait tout simplement que la poule les couve pour que des petits voient le jour, je me suis dit que je pourrais essayer moi aussi. Je dormis plusieurs nuits avec des oeufs sous mon oreiller. Malheureusement, aucun poussin ne naquit. Pourtant, il faisait assez chaud. Alors dès que je sortais de mon lit, je les mettais sur le chauffage, de façon à les récupérer le soir, un peu plus mûrs pour l'éclosion. Je les retrouvais bouillants à mon retour d’école. J’ai compris assez vite que ce n’était pas la meilleure manière pour espérer donner la vie à des poussins. Maman n’a jamais rien su de mes rêves de sage-femme et de mes opérations clandestines.

    Je me souviens des jours où je voyais des boîtes à chaussures recouvertes de vieux chiffons, posées à côté du chauffage de la salle à manger. Je comprenais immédiatement. Des oeufs venaient d'éclore. J'étais émerveillé par ce spectacle. Quelques minuscules poussins dont le jaune frémissement des ailes me faisait rêver se tenaient serrés les uns contre les autres. Et puis, il y avait toujours un ou deux oeufs déjà percés que maman laissait mûrir davantage. Elle voulait que les petits fussent parfaitement prêts pour sortir de leur coquille. Quand ils l’étaient, alors elle les aidait à l’aide de ses doigts longs et fins. Elle leur retirait les bouts de coquille qui les empêchaient de marcher. Ils étaient humides à la naissance. Elle les réchauffait dans sa main et me les donnait aussitôt. J'avais peur de les étouffer. Sur leur coquille, il y avait un peu de sang. Près du chauffage, ils séchaient vite. Le lendemain, quand j'allais les voir, ils étaient secs et déjà bien remuants dans le carton.

    La poule était déjà dans le garage avec les plus vieux de ses poussins, dans une espèce d'enclos bricolé par mon père et éclairé par une grosse ampoule pendante, pour ne pas qu'ils attrapent froid. Leur mère faisait le gros dos quand je m'approchais d'elle. Cela ne m’empêchait pas de rester ;  j’observais comment ces minuscules petits êtres s’y prenaient pour se camoufler sous les ailes de leur mère. Elle avait les yeux fermés et semblait si fière de sa couvée. D'autres allaient encore naître. Dès qu'ils avaient atteint une taille intermédiaire, mon père retirait la poule, et le coq, en manque d’amour,  lui courait aussitôt après dans la basse-cour.

    J'aimais me retrouver parmi toutes ces volailles que je regardais picorer par terre ou dans des gamelles le grain que j’y entreposais. Les mouvements brusques du cou des gallinacés me plaisaient. Parfois, elles mettaient leur tête de travers, comme si elles voulaient se donner un genre. Quand elles levaient les pattes pour avancer, c'était fantastique. L’une était posée par terre, dans la boue, pendant que l'autre restait suspendue avec les griffes recroquevillées dépassant de son plumage. J’avais horreur de leur gloussement. Par contre, j'adorais entendre le chant des mâles au petit matin. C'était autrement plus triomphal.

    La première chose que je m’empressais de toucher quand mon père en avait tué un, c’était sa crête. Drôle d'organe ! pensais-je. Une fois cuite, elle était soit marron soit noire ; ça dépendait. J'aimais bien manger la tête. Je laissais la peau du cou de côté et j’aspirais la chair entre les vertèbres tellement tendre à cet endroit. C'était la seule partie de la volaille que j’avais le droit de déguster avec mes doigts. Quand j'avais pratiquement fini, je cassais les os cervicaux afin d’y sucer la moelle épinière. Ensuite, comme j'avais déjà mangé la crête, je m'attaquais à la tête, ou plutôt à son contenu : la cervelle. Si seulement les poules avaient été bicéphales, pensais-je, tricéphales même, j’aurais pu en manger davantage des cervelles.

     Sultan, lui, se goinfrait de restes. Il n'en avait jamais pour longtemps. Je crois qu'il était encore plus gourmand que moi. C'est peut-être pour cette raison que j’ai toujours eu un faible pour lui.

     

    Par contre, ce n'était pas la même chose pour les haricots verts ; et tous les dimanches, nous y avions droit. Heureusement qu’ils étaient servis avec quelques pommes de terre sinon je n'aurais mangé que du poulet, je pense. Je me rappelle être resté devant mon assiette pendant plusieurs heures parce que je ne voulais pas finir mes légumes. Au bout d'un moment, ma mère en a eu assez, elle m’a retiré mon assiette de la table puis me l’a servie réchauffée pour mon quatre-heures. Les dimanches suivants, je mangeais toujours tous mes haricots : je ne voulais plus en ravoir pour le goûter.

     

     

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