• Tableaux d'une autre vie (9)

     

     

    Le soir, quand j'allais me coucher, je pensais à tout ce qui m'attendrait une fois que j'aurais l'âge de mon père. Comment allais-je me débrouiller avec les factures à payer, les assurances à prévoir, les comptes bancaires à gérer, me souvenir de l’itinéraire pour les  vacances, l’été ? Cela me semblait hors de portée. J’avais tellement de mal avec les tables de multiplication, alors pour calculer un budget, je pensais que je n’y serais jamais parvenu. Je me perdrais forcément en voiture : je ne me souviendrais pas des routes à suivre ou à éviter et il me serait impossible de réparer la voiture comme papa. Au moindre problème, il ouvrait le capot, trifouillait dans le moteur et hop, elle repartait. Il en savait des choses ! Comment allais-je faire, moi ? Je me retournais et me retournais dans mon lit, transpirant d’angoisse. J'entendais la télévision à côté. Mes parents la regardaient, confortablement assis dans leur canapé. J'aurais tant voulu me glisser entre eux deux et ne plus penser à tout cela. J'étais trempé de sueur. J'avais peur de devenir adulte, de ne plus m'amuser et de ne plus avoir de temps pour regarder les bêtes. Je pleurais en silence dans ma chambre. Qu'aurais-je dit à ma mère ? J'ai peur parce que je pense à plus tard ? Elle ne m'aurait pas compris. J'avais moi-même du mal à saisir le motif réel de mon appréhension ; comment aurais-je pu l’expliquer à quelqu'un d'autre ?

    Le matin, au lever, après mes crises existentielles nocturnes, je me demandais pourquoi je m'étais mis dans des états pareils, la veille au soir. C'est comme si j'avais été à chaque fois victime d’un mauvais rêve.

     

    Je m'amusais souvent à faire venir abondamment la salive dans ma bouche. Le but était de tester ma résistance à l’inondation buccale. Je ne tenais pas très longtemps. Au bout de quelques minutes, le réflexe l'emportait sur la volonté.

    Ou alors j'essayais de ne plus respirer pour voir ce qu’on ressentait quand on était mort. Mais là aussi, en apnée j’étais très mauvais. Je reprenais mon souffle. Je suffoquais et le simple fait d’imaginer qu'une fois mort je n'aurais plus la possibilité de ventiler normalement, m’angoissait terriblement. 

     

    J’appréhendais les départs en vacances : j'étais malade en voiture. Mon envie de vomir était automatique. Dès que je m’asseyais dans notre vieille quatre cent quatre Peugeot, je sentais monter la nausée. J'imaginais les arrêts que nous allions devoir respecter avant d'arriver enfin à destination. J'étais déjà mal rien que d'y penser. Et puis, ce goût acide dans la bouche qui ne me quitterait pas du voyage même en buvant. Ni mes parents ni ma sœur n’étaient comme moi. Je les enviais. Que se passait-il à l'intérieur de mon corps pour que je sois à ce point nauséeux ? J'imaginais mes intestins, mon estomac et mon coeur. Ils m'obsédaient pendant tout le trajet. C'était à chaque fois un véritable périple anatomique. J'étais dans la voiture mais je visitais mes organes se cabrant tels des chevaux sauvages rétifs à tout dressage. Combien de fois ai-je crié, J'ai envie de vomir, faut s'arrêter ! J'attendais bien sûr la dernière seconde - quand la salive afflue et qu'elle ne demande qu'à jaillir hors de la bouche avec la bouillie fumante de l'estomac en compote. Tout en vomissant, j'avais la sensation que les veines de ma tête exploseraient. Je croyais que mon estomac sortirait par la bouche. Je pensais que j’allais éclater. Je remontais dans la voiture, soulagé, et mon envie reprenait une heure plus tard. Pendant ce temps, ma sœur chantait ; mon père était sérieux au volant et ma mère lui indiquait la prochaine direction à prendre. J’essayais de ne penser à rien et surtout pas à mon anatomie. C’était difficile. Le cachet que je prenais quelques minutes avant chaque départ ne changeait rien à mes malaises.

     

     

     

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