• Mon meilleur ami vient de mourir # 8

    J’aurais bien aimé lui dire ces choses-là à Fabrice. On en parlait un peu parfois de l’amitié. Lui disait qu’il était fier de ses potes. Moi je ne voyais pas le rapport entre la fierté et l’amitié. Je ne le comprends toujours pas d’ailleurs. Quand nous n’étions pas d’accord, nous nous engueulions presque. C’était toujours pour des broutilles et nous ne nous en tenions pas rigueur. Jamais rancuniers entre nous, même quand lui ou moi avais raison au fond et que l’autre savait qu’il avait tort. À force, nous connaissions nos défauts.

     

    J’appréhende le jour du rendez-vous au cimetière. Ce sera comme un concentré d’émotions qui filera dans la terre. Je ne sais pas ce que ses sœurs ont organisé comme réception après les obsèques. Je doute fort qu’elles connaissent les us et coutumes en la matière. Quoique ; ils ont enterré leur mère et leur père à six mois d’intervalle. J’imagine une réunion improvisée dans la maison familiale, là où Fabrice demeurait depuis la mort de ses parents. Du café, des cigarettes, de l’alcool, des pâtisseries et surtout de la musique. On ne peut pas s’en passer chez les Duverger. Aussi bien des airs classiques que des sons électriques. Mais nous pourrions tout aussi bien nous quitter après la mise en terre et repartir chez nous comme nous sommes venus. Ou alors nous bourrer tous la gueule au Balto et dormir chez elles parce que trop ivres pour reprendre la route. Je vois bien Fabrice ressusciter et venir se joindre à nous en étant mort de rire.

    C’est comme si j’allais assister à une séance de cinéma voir une histoire d’ami venant de mourir et que je découvrais des choses qu’on n’a pas l’habitude de remarquer ou d’entendre pendant ces moments-là.

     

    Depuis qu’elles m’ont annoncé le décès de leur frère, je me sens ailleurs. J’ai le sentiment de flotter ; d’exister entre deux eaux ; de revivre dans le détail ce que je ne connaîtrai plus. Sa mort est un haut-parleur ; il crie dans mes oreilles agacées le chant de l’amitié perdue. Maintenant je me rends compte qu’il faut qu’elle soit menacée, voire effacée à jamais pour prendre alors tout son sens, l’amitié. Drôle de sentiment quand même. Inexplicable attirance : on donne sans compter, sans rien attendre en retour. 

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  • Le soir, quand avec des copains, on lui rendait visite, il fallait toujours qu’on passe après vingt-deux heures. Avant, il mangeait et il était hors de question qu’il rate le dîner familial. Un principe. Après avoir gravi les marches cirées d’un escalier en colimaçon, on accédait à sa chambre immense et lumineuse. Je pense que ses parents ne voyaient pas tellement d’un bon œil ces réunions vespérales qu’on aimait poursuivre jusqu’au petit matin sans rien faire de spécial. On finissait tous à moitié abrutis par nos rigolades d’enfants perdus. Le monde qu’on voulait refaire était un prétexte à nos discussions interminables. Les disques tournaient sur sa vieille platine pendant qu’on parlait d’art et de littérature, d’anarchie et  de politique, de voyages et de géographie.

     

    En cours, une de nos activités favorites était d’attribuer des notes sur vingt aux nombreuses filles de la classe. Ensuite, nous comparions nos résultats. Nous avions en gros les mêmes goûts sauf pour l’une d’entre elles qu’il avait d’ailleurs surnommée Cramouille. Il la surnotait par rapport à moi. L’écart de points était saisissant. Il l’aimait mais ne l’avoua jamais. Par contre, pour la dénommée Tortue, elle se récoltait à chaque fois des zéros sur vingt à la pelle et à l’unanimité du jury, sans délibération aucune, même lorsqu’elle faisait des efforts de maquillage. Il était trop tard pour elle : ses traits étaient formés pour la vie et l’aide des cosmétiques aussi sophistiqués fussent-ils n’y changerait rien. Au contraire, ils l’enlaidiraient plutôt qu’autre chose, mais comme personne ne lui avait jamais dit, elle continuait à vouloir être belle en se poudrant la face.

     

     Fabrice était sidérant pour ses absences : on aurait cru par moments qu’il rêvait vraiment les yeux ouverts.

    Il avait un sourire photogénique et un rire communicatif. Sa voix grave et son élocution un peu impétueuse – dès que la prof de français lui demandait de lire à voix haute un texte - m’impressionnaient.

     Tout ça qui va bientôt être enterré. Ses souvenirs de moi aussi, dans sa tête de mort, vont disparaître mangés par les vers.

     

     

    On ne sait jamais vraiment la place qu’on occupe dans le coeur d’un ami qu’on aime. On ignore si on est vraiment important pour lui. Parfois, c’est tellement évident qu’on s’en veut d’avoir cru que l’amitié c’est comme l’amour : ça va et ça vient. Un ami de perdu, c’est jamais dix autres copains qui reviennent, ça c’est sûr, contrairement à l’amour. 

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  • Fabrice était mon plus ancien ami. Nous sommes restés en contact – physique - jusqu’à il y a environ un an. Sinon on s’écrivait encore ou on se téléphonait de temps en temps.

    Il s’entendait bien avec les enfants en général. À la maison, il jouait souvent avec Antoine, petit. Ce dernier était sans cesse suspendu à son cou. Sans doute le considérait-il un peu comme un grand frère. Et lui, ça devait lui plaire.

    De toute manière, dès qu’on se retrouvait quelque part où il y avait un gamin, c’est sûr qu’à un moment ou un autre de la soirée celui-ci allait spontanément sur ses genoux. Ils étaient attirés par lui. Je ne sais pas pourquoi. Plus la soirée avançait, plus on les voyait se rapprocher de Fabrice et ils finissaient par venir le chahuter. Il les retournait comme des crêpes, leur faisait faire la brouette, jouait au loup avec eux pendant que nous autres, parents habitués à l’hyperactivité de nos bambins, étions bien contents qu’il prenne aimablement et gratuitement la relève. Nous pouvions passer une partie de la soirée, tranquilles, sans les avoir constamment accrochés à nos basques. Le plus dur était pour nous de les récupérer. Il les mettait dans un tel état d’excitation que nous avions du mal à les calmer.

     

    Fabrice ne laissait pas indifférent : soit on l’adorait, soit on le détestait. Il aurait tellement aimé trouver la femme de sa vie. Il n’a pas eu de chance de ce côté-là. Toujours avec des filles qui finissaient par le quitter. Il était obsédé par l’amour, mais l’avouait rarement, sauf bourré. Il disait que l’amour le rendait faible. Cela l’agaçait mais en même temps, il ne pouvait pas faire autrement que de se laisser séduire par la première venue. Il n’était pas difficile comme garçon. Il suffisait qu’elle lui adresse un joli sourire et qu’elle lui dise une parole gentille et ça y était, son cœur s’emballait et il devenait subitement encore plus mystérieux qu’à l’accoutumée. Complètement barré dans ses pensées et honteux de l’être. Sa volonté de passer incognito et de ne pas être pris en flagrant délit de rêverie était frappante. Mais ça ne marchait pas : il était facilement repérable à son allure détachée et à ses yeux dans le vide. On aurait pu le prendre pour un intello ou un gars simplet quand on le voyait pour la première fois. En fait, c’était un étrange mélange des deux. Comme tous les artistes, il surprenait par son érudition qu’il n’étalait pas et ses réflexions toutes simples qu’on a tous mais qu’on n’ose pas avouer devant les autres. Pour ça, il n’avait aucune pudeur. Il préférait les gens pas très cultivés mais à l’imagination débordante. Il aimait qu’on lui raconte des histoires, même s’il ne le disait pas. Cela se voyait à ses yeux de myope ; ils brillaient soudainement d’un éclat quasi lunaire lorsqu’il entendait pour la première fois un récit que lui seul trouvait loufoque. Il avait le don pour ça : il voyait de la drôlerie dans l’ordinaire. C’est quelque chose qu’il m’a appris sans s’en rendre compte. Il ne se lamentait jamais sur son sort et fuyait comme la peste les gens sans cesse en train de se plaindre.

     

    Il était existentialiste et fier de l’être. 

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  • J’adorais faire rire Fabrice, faut dire il était bon public : il suffisait d’une grimace bien travaillée ou d’une remarque complètement inattendue de ma part et il attrapait un fou rire. Forcément il était exclu de cours jusqu’à la fin de l’heure. Et moi, je restais de marbre en jubilant intérieurement.

     

    Quand je pense à Fabrice, c’est mon adolescence que je revis ; sa disparition fait résonner la voix des souvenirs. Oui, c’est ça. C’était mon meilleur ami parce qu’il est à l’origine de ce que je suis devenu ; de ce que je suis aujourd’hui. Il m’a tellement bien transmis sa volonté créatrice qu’il a laissé tomber la sienne comme dans le principe de vases communicants.

    À court d’idées, il souffrait. Tout devint secondaire pour lui à partir du moment où il cessa de créer. Il gardait son désespoir pour lui. Jamais il ne m’en aurait parlé. Le jour où il décida de faire une croix définitive sur l’art, il se prit une cuite mémorable, limite coma éthylique.

     

    Ses sœurs comptaient beaucoup. J’ignore encore pourquoi. Un mystère de famille comme un autre. Je ne l’entendais jamais évoquer un seul souvenir d’enfance, comme s’il venait de naître à l’adolescence ; oui c’est cela ; et que tout ce qu’il avait vécu avant était resté au placard enfoui dans des oubliettes bien cadenassées.

    Adolescent on ne parle pas de son enfance, mais plus vieux, on y fait parfois allusion entre copains. Fabrice, jamais. Certains sujets étaient tabous chez lui et cela m’intriguait : il était libertaire en société, mais pudique avec ses amis.

     

     

    La première fois que je lus Le monde Libertaire ce fut grâce à lui. Nous étions une petite bande comme ça, au lycée, à haïr toute forme de pouvoir. Antimilitaristes et fiers de l’être, nous nous étions débrouillés pour nous faire réformer. Fabrice n’eut pas de mal avec ses yeux. Moi ce fut plus délicat. Je crois que j’eus de la chance : je tombai sur un psy appelé sympathique et compréhensif ; il me catalogua P3.  C’était suffisant pour échapper à la caserne. En jouant l’asocial, on arrivait assez bien à être exempté. Il fallait avoir de l’audace et y croire. Je doutai, malgré tout, jusqu’à la dernière minute de mes trois jours, d’y parvenir. Quand je vis l’officier frapper énergiquement le tampon exempté sur ma carte militaire, j’eus envie, l’espace d’un quart de seconde, de l’embrasser. J’étais enfin soulagé. Nous faisions tous partie de la même bande des exemptés, mis à part un ou deux, plus peureux ou alors moins chanceux que nous peut-être. Ceux-là, nous les perdîmes rapidement de vue.

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  • Il m’intrigua pendant toute mon adolescence. Ses réflexions laissaient les gens pantois. Je sentais qu’elles sortaient du cœur, et c’était le cas de le dire. Pour moi, il mourrait à trente-neuf ans comme Boris Vian. Il le rabâchait tellement souvent qu’il ne pouvait pas en être autrement. Son pressentiment de mort imminente ne m’avait pas étonné outre mesure : il approchait des trente-neuf ans et c’était inscrit dans la logique d’une étonnante programmation.

     

    À quinze ans, je n’étais pas comme lui obsédé par des idées noires : il voulait se sentir partir dans le monde de l’au-delà.  Mourir en se taillant les veines était selon lui le meilleur moyen d’y parvenir vraiment.  Ainsi se serait-il lentement vidé de son sang de manière consciente et aurait-il mieux participé au spectacle de son décès.

    C’est la première fois que j’avais un copain suicidaire et au moment de l’adolescence, ça marque. Ces images de sang me poursuivirent plusieurs années après, pourtant il n’y avait fait allusion qu’une fois à cette histoire de veines taillées. J’associai longtemps l’évocation du sang à l’idée de suicide.

     

    Lorsqu’il me parla du Chien Andalou qu’il découvrit à l’exposition Dali au Centre Pompidou, je fus bouleversé. J’ignorais que de tels films existaient. Je voulus le voir moi aussi, mais hélas ceci ne se produisit pas. Faute de mieux, je me plongeai dans la littérature surréaliste et à force j’en fus dégoûté. Je trouvais ça trop facile. Le jour où j’appris que l’écriture automatique était un mensonge surréaliste, je tombai de haut.

    Je crois que mon dégoût pour ce mouvement vient en partie de là.

     

    Les nouvelles que nous écrivions à trois pendant les cours de maths, et de philo en terminale, ressemblaient à des textes dadaïstes. Forcément. Chacun y mettait de ses fantasmes avec son style à lui, et cela nous donnait des idées pour poursuivre un récit complètement excentrique et bourré de métaphores plus ou moins bien venues. Les cadavres exquis qui naissaient ainsi étaient de véritables perles d’exercice de style pour écrivains en herbe. Nos profs ne s’apercevaient de rien. Et nous restâmes aussi nuls en maths et en  philosophie.

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