• De l'orange aux mamelles

    J'admirais mon grand-père : il mangeait son orange en une seule bouchée. Il ouvrait grand la bouche et y enfournait le fruit intégralement. Pas une seule goutte de jus ne suintait de ses commissures. Quelques mouvements de mâchoire lui suffisaient pour venir à bout de son met. Il était plus rapide que moi. J'essayai de le singer, un soir, mais avec une mandarine. Je faillis mourir. Elle était restée coincée dans mon oesophage.  Après être passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mon grand-père comprit immédiatement ce qui venait de m’arriver : il m’attrapa par les jambes, me mit la tête en bas et me secoua vigoureusement. Avec ses grands doigts, il ôta la pulpe coincée dans ma gorge et je pus enfin recouvrer mes esprits. Il venait de me sauver la vie. Je m'en souviens encore. Mémère était blanche comme un linge. Elle me donna tous les bonbons que je voulais le reste des vacances passées chez eux en guise de pardon. Pépère, lui, s'était pris un sacré savon par ma grand-mère, Tu vois avec tes âneries, le gamin, il a voulu t’imiter quand d’une seule bouchée tu t’enfiles une orange, lui avait-elle lancé. Le pauvre, il n'y était pour rien. C'était de ma faute ; j'aurais dû réfléchir. Je crois que cette journée-là, j'eus une crise de foie tellement j'avais mangé de sucreries. Mémère en avait même racheté, au cas où.

    Chez eux, j’étais comme un roi. Les tourterelles me réveillaient tous les matins avec leurs roucoulements musicaux que j’interprétais comme l’annonce d’une journée ensoleillée. J’étais heureux ; je ne pensais jamais qu'un jour je deviendrais un adulte – contrairement à ce qui passait à la maison où j’étais obnubilé par cette crainte de grandir. Chez mes grands-parents, le soleil brillait toujours. Je me baladais torse nu du matin au soir. Je n'éprouvais aucune honte à exposer mes bourrelets, même si mon ventre tremblotait dès que je courais afin d’échapper aux Indiens. On m'appelait par mon prénom là-bas. J'aurais aimé aller à l'école dans le village de mes grands-parents : les jeunes indigènes de mon âge y étaient moins méchants ; ils me prenaient comme j'étais ; on s'écrivait le reste de l’année, après les grandes vacances. Nous nous rappelions les bêtises que nous avions faites ensemble, pendant l'été. Je relisais toutes mes lettres dix ou quinze fois avant de les ranger dans un album. C'étaient les seuls écrits que j'aimais lire, à part mon encyclopédie et mes livres de sciences naturelles. Je répondais toujours après mes quinze relectures et  le soir même l’enveloppe était prête à être postée. Eux, mettaient plus de temps. Je faisais pourtant exprès de poser des questions. Dès que j’entendais le facteur arriver, j'accourrais. C'était rare quand il y avait du courrier pour moi. Alors j'écrivais à nouveau. Ils me répondaient deux mois après. Pour eux, ce n'était peut-être pas important, les lettres. Pour moi, c’était différent.

    Longtemps je m’envoyai des missives complètement idiotes dans lesquelles je me demandais de mes nouvelles. Je reconnaissais tout de suite mon écriture dans la boîte aux lettres. Une fois que je l’avais entre les mains, le charme des correspondances disparaissait. Je me lassai de ces niaiseries assez tardivement dans mon enfance. Parfois, je trouvais que je n'étais pas net ; je me mettais à la place de ma sœur : ça ne devait pas être drôle tous les jours d’avoir un frère comme moi, de subir ses obsessions existentielles à longueur de temps. Je comprends qu'elle trouvait mes propositions de jeux pas très intéressantes. J'aurais tellement voulu m’amuser comme certains de  mes camarades paisiblement installés devant des pièces de puzzle avec une image à reconstruire ou assis sur le canapé à regarder pendant des heures les émissions pour enfants à la télé les mercredis après-midi. J'avais du mal à me concentrer plus de trente minutes sur une même occupation. Je me lassais assez vite des activités ludiques communément proposées aux enfants de mon âge : au bout d'un certain temps, mon esprit partait ailleurs et mes obsessions revenaient.

     

     

    Un jour, je fus soudain intrigué par les mamelles des vaches. Les voir comme ça, énormes, pendre nonchalamment sous leur ventre me donnèrent envie de les palper. Je n’arrêtais pas de les regarder tout en jouant et puis au bout d'un certain temps, je décrochai. Le jeu m’apparut soudain futile par rapport à ces fantastiques trayons. Mes amis n'auraient rien compris si en plein milieu d'une guerre sérieuse je leur avais dit,  Pouce, si on allait toucher le pis des vaches là-bas ? Ils m'auraient ri au nez. Je restai avec mon désir qui réapparut lorsqu’un troupeau passa devant la maison de ma grand-mère. Les fermiers les rentraient à l'étable de temps en temps. J'adorais voir se balancer leurs grosses poitrines que j'imaginais chaudes et douces. Sentir sous ma petite main potelée leurs mamelles bien fermes m'envahir d'un plaisir mystérieux resta un fantasme inavouable.

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  • Commentaires

    1
    Samedi 5 Mars 2016 à 08:59

    "De l'orange aux mamelles"...Je n'en ai pas perdu une bouchée...cool

      • Samedi 5 Mars 2016 à 13:06

        Alors, c'est très bien Edith, c'est fait pour. Merci de me lire.

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