• La comédie insulaire (extrait)

    La comédie insulaire (extrait)

     

     

     

    Au moment où le bus démarre, elle regarde machinalement par la vitre. On ne sait jamais, il peut surgir à n’importe quel moment, et n’importe où. Elle n’a pas le droit de le rater. C’est souvent par hasard que l’on trouve ce que l’on cherche. Elle se redresse et appuie sa tête contre la vitre tiède. Les yeux grands ouverts et l’esprit harcelé par l’image de l’homme, elle attend la vision. Le bus roule lentement ; ses idées s’embrouillent ; le chemin est cahoteux. Ceci a l’avantage de la maintenir éveillée. Le macadam brille et le sommet des côtes fond au fur et à mesure que le bus les atteint. Elles se reforment une fois franchies et disparaissent dans la descente. Tout le monde est secoué. Et le bus continue à percer l’air de sa structure rectangulaire en laissant derrière lui le vent de son passage au néant des poussières.

    La circulation est rare sur cette route insulaire. Seul le bus 1265 semble l’emprunter aujourd’hui, à son allure, péniblement. L’arrivée est prévue pour quinze heures vingt sans qu’elle connaisse le nom de la dernière station. De toute manière, elle fera l’aller-retour sans même quitter son siège. Un sentiment de solitude extrême, jamais encore éprouvé jusque-là, l’envahit soudainement mêlant à la fois mélancolie et joie ainsi que désespoir et hargne.

    Le voyage continue pendant qu’elle poursuit sa recherche intérieurement. Cela fait trente minutes que le bus roule et elle le cherche depuis plus d’un jour. Les paysages défilent et se ressemblent. Le soleil a tout uniformisé sur son passage : il a grillé l’herbe des près et jauni les pierres du bord de route. L’air circule difficilement, bien que les vitres soient ouvertes. La plupart des passagers passe la tête par la fenêtre. Certains ouvrent même la bouche pour mieux aérer leur gorge chaude et leur langue sèche. La mer ne se voit plus, elle a disparu depuis quelques kilomètres déjà. Son absence transforme ce qui reste en désert discrètement vorace et anthropophage.

    Contrairement à elle, les occupants du bus savent où ils vont. Ils descendent les uns après les autres à des arrêts précis pendant que de nouveaux montent pour se rendre à des endroits décidés à l'avance. Leurs choix sont restreints étant donné l’exiguïté de la région. Certains préfèrent les sites archéologiques et d’autres, les promenades improvisées ou la visite de grottes plus ou moins bien indiquées par de minuscules panneaux.

    Elle les regarde l’abandonner et finit par se retrouver seule avec le chauffeur. Arrivée à la dernière station, il lui demande si elle ne veut pas descendre parce que le voyage est terminé. Elle lui répond que non et qu’elle tient à effectuer le même en sens inverse en lui montrant son billet qu’il ne manque pas de regarder avec étonnement. Face à la perplexité du chauffeur, elle se sent obligée de lui expliquer qu’on peut parfois avoir envie de prendre le bus pour l’unique et simple plaisir de partir pour un nouveau voyage qui recommence, sans même quitter son siège. Il a du mal à saisir, mais comme elle est en règle avec son billet, il laisse tomber.

    Elle espère vaguement le retrouver.

     

    Le chauffeur attend l’heure du nouveau départ. Comme il a un battement d’un quart d’heure, il sort prendre un verre au bar de la gare routière, évitant ainsi par la même occasion le poids du silence entre deux êtres n’ayant rien à se dire. Elle ne bouge toujours pas mais se contente de fixer les petites fleurs blanches des myrtes qu’elle a en face des yeux.

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