• La maison des mouches (dernier extrait)

     

     

     

    Les mouches mortes gardent sur elles la marque de l’ennui. Elles appartiennent à ces insectes métaphysiques que l’homme ne comprendra jamais. Leur manière de vivre dépasse tout ce qu’on peut imaginer quand on est humain, sensible et intelligent. Grâce à elles, j’ai développé un sixième sens que j’ai du mal à expliquer. Une perception nouvelle aidée par mes cinq autres sens et qui n’agirait que sur les mouches elles-mêmes.

     

    Je trouve que Sophie a changé depuis quelques jours. Ma manie des mouches l’agace. Elle dit qu’elles commencent à lui taper sur le système. Elle a l’impression de vivre dans une maison qui n’est plus la sienne. Pourtant, je reste dans la chambre ; je ne m’étale pas partout. Je ne suis pas responsable de celles volant à l’intérieur de la maison. Elle est persuadée que s’il y en a autant chez nous, c’est de ma faute. Je me sens coupable d’avoir une passion “ étrange ”. Bien qu’elle dise que ce n’est pas le cas, je vois bien qu’elle ment. Les allusions, quand elles sont répétées, produisent le même effet que les reproches clairs et francs qu’on entend à longueur de journées.

    La semaine dernière, en prenant notre petit déjeuner, une malheureuse petite mouche a atterri dans le café de Sophie. Alors là, ça a été la catastrophe : elle a jeté le fumant contenu de son bol dans l’évier et ensuite elle l’a fracassé sur le carrelage de la cuisine. Sans dire un mot et même me regarder. Ça m’a coupé l’appétit de voir que Sophie pouvait à ce point être aussi violente. J’ai quand même fini mon repas, mais difficilement. Je me suis retrouvé comme un idiot, avec plein de bouts de verre par terre qu’elle m’avait laissés en guise de souvenir peut-être. J’ai eu le sentiment d’avoir commis un acte immoral et que ma femme venait de me prendre en flagrant délit d’adultère ou quelque chose comme ça. Je me suis culpabilisé.

    Puis, j’ai fixé les miettes de verre par terre un long moment en essayant de les recoller avec mes yeux. Ensuite, j’ai déposé mon bol dans l’évier après avoir enjambé les brillants éclats de sa colère et j’ai trouvé, coincé dans un des trous de la bonde de l’évier, l’insecte responsable du malheur de Sophie. Je l’ai pris entre le pouce et l’index, je l’ai regardé à la lumière du jour, l’ai posé sur la table préalablement lavée et bien essuyée et j’ai enseveli son corps mouillé sous une bosse de sel fin, comme mon grand-père faisait pour me montrer que les mouches noyées pouvaient ressusciter. Je suis resté là, dans la cuisine, attablé, à attendre que le sel bouge et je me suis dit, Si Sophie arrive, c’est pour le coup qu’elle va être jalouse.

    Par à-coups, le minuscule monticule blanc s’est mis à frémir, laissant apparaître à son sommet un petit point noir. C’était le bout d’une des pattes de la noyée. Elle commençait à revivre. Il ne fallait surtout pas que dans mon élan d’enthousiasme je la libère du poids du sel humide. Elle devait y parvenir toute seule. J’étais un peu ébloui par l’éparpillement du verre cassé : il miroitait dans la vitre de la porte de la cuisine.

    Alors que je pensais à Sophie, la mouche miraculée se nettoyait les ailes avec ses pattes de derrière. Malgré ses mouvements répétés et minutieux, son corps paraissait fripé. On aurait dit qu’elle était couverte de colle et qu’elle ne parvenait pas à s’en débarrasser. Sa tête bougeait dès qu’elle se passait les pattes dessus. Quelques grains de sel restaient sous ses ailes.

    C’est bien plus tard que Sophie est revenue, juste après que la mouche s’est envolée. Au moment où elle a ouvert la porte, elle est partie. Je ne savais plus où donner de la tête : je voulais voir où elle se dirigeait et en même temps j’étais content de savoir que Sophie était de retour.

    Elle m’a demandé de bien vouloir la pardonner pour son attitude. Je l’ai excusée. Je ne lui en voulais pas plus que cela. Nous étions tous les deux un peu gênés, assis l’un à côté de l’autre, avec des dizaines d’éclats de verre partout autour des pieds ; ils brillaient différemment sur le carrelage noir et blanc de la cuisine. Elle a pris le balai et tout est allé à la poubelle.

     

     

     

     

     

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