• Le moindre signe de vie

    Je pensais qu'il me manquait une case ; qu’une partie de mon cerveau n’avait pas été terminée. Tout le monde lisait autour de moi, mais moi, il n’y avait rien à faire : cette occupation ne me procurait aucun plaisir. Alors je simulais – histoire de contenter ma mère : elle insistait lourdement pour que je lise un peu tous les jours. Je prenais un livre au hasard et j’imitais les vrais lecteurs, je me forçais à avoir l'air intéressé ; mes yeux roulaient de gauche à droite entraînant avec eux ma tête que je retenais d’aller trop vite sinon ma simulation aurait échoué et ma mère, bien qu'absorbée par la lecture de ses romans, se serait tout de suite rendu compte de la supercherie. De temps à autre, quand même, elle jetait un coup d'œil furtif dans ma direction, histoire de vérifier où j’en étais. Mais comment parvenait-elle à lire aussi rapidement ? J’avais beau me concentrer au maximum, les mots s’enchaînaient difficilement les uns aux autres puis s'envolaient une fois qu’ils avaient été saisis. Je les oubliais au fur et à mesure. J'étais ailleurs : occupé à faire semblant et en même temps plongé dans mes tourments d'enfant hyperactif.

     

    Ma mère n’y voyait que du feu, elle croyait qu'en m'obligeant à être à ses côtés, j’aurais fini par aimer lire. Elle se trompait : mon dégoût pour la lecture, au contraire, s'accentuait. Je feuilletais mon bouquin en pensant à son auteur plus qu’à son texte. J'étais à la fois étonné et fatigué de rester devant des phrases sans écho. Mes yeux survolaient les pages, à l'affût du moindre signe de vie. Hélas, je ne tombais que sur des traces de fausse existence racontée pour séduire. Je cherchais dans le silence une mouche sur un mur, un nuage dans le ciel, un oiseau sur une branche, la patte de Sultan, une araignée au plafond, ou bien encore un frémissement de feuilles dans le poirier juste en face de chez nous. Tout était bon pour échapper à la corvée. Dès que maman tournait une page, je sursautais et j'attendais quelques secondes avant de l’imiter. Quand elle déclarait triomphalement que ça suffisait pour aujourd'hui, j'étais soulagé. C'était plus difficile de lui résumer les quelques pages que j’avais fait semblant de lire, mais après tout, je ne me défendais pas trop mal. Faut dire, j’en connaissais un bout en affabulation ; c’était un bon entraînement pour moi. 

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