• Tableaux d'une autre vie (27)

     

     

     

    Seul Christian venait jouer à la maison. Nous nous amusions à être des chercheurs. Je crois qu'il était un peu comme moi : curieux et passionné par la biologie. Nous partions ensemble dans les prés et nous ramassions les bêtes que nous trouvions dans l'herbe. Nous les mettions dans des boîtes d'allumettes et nous les disséquions au labo. Chacun notre tour, nous passions au microscope et nous dessinions ce que nous pouvions voir. Pendant ce temps-là, l'autre préparait la bête suivante et nous commentions à notre manière ce que nous remarquions. Ensuite, nous nous montrions nos dessins d'observation respectifs et nous les rangions dans un cahier qu’il nous arrivait souvent de consulter. C'est Christian qui se chargeait du classement des travaux. Il collait les dessins et écrivait un titre, une légende sous chacun d’entre eux. En général, nous nous mettions d'accord avant ; après nous être savamment concertés.

    J'étais fier d'avoir un associé. Nous avions convenu d’un commun accord que plus tard nous ouvririons, ensemble, notre laboratoire d'analyses biologiques.

    Christian ne s’intéressait qu’à cette matière à l'école : les sciences naturelles. Il n’y avait pas que moi. Physiquement, c’était différent : il était plutôt mince. Je n'étais plus seul au monde.

     

    J'avais bien remarqué qu'en cours de sciences naturelles, il posait des questions au maître. Il avait des connaissances incroyables. Il savait par exemple que les vers de terre respiraient par la peau.

    Je me souviens, un jour, il fit un exposé sur les protozoaires et les amibes. Fascinant comme travail ! Monsieur Lambert l'avait même félicité. Il avait dessiné plusieurs croquis qu'il avait fait circuler dans la classe et plusieurs élèves - dont moi le premier - lui avaient posé des questions. Notre maître l’avait également interrogé ; sans doute pour vérifier qu’il avait bien travaillé seul. Il dut être impressionné par l’extrême précision de ses réponses car le maître se tut jusqu’à la fin de l’exposé.

    Cette après-midi-là passa très vite. L’ensemble de la classe aurait voulu en connaître davantage sur ces unicellulaires aquatiques. Il avait laissé une part de rêve dans notre mémoire. Il nous raconta qu’il observait ces bêtes-là au microscope, chez lui, depuis plusieurs années ; c'est son frère qui lui en avait montré la première fois et il avait été immédiatement séduit. Depuis, il était incollable sur la vie microscopique des eaux stagnantes. Il pouvait dessiner un schéma en trois coups de crayon : il connaissait tous les détails de la cellule et le nom scientifique de chaque partie d’entre elle.

     

    Pour ma part, l’origine de ma fascination pour la biologie je la cherche encore. Je n'avais pas de frère aîné et mes parents ne s’intéressaient pas aux microorganismes. J’ai dû être, à un moment donné de mon enfance, marqué par un évènement, une vision ou un reportage que je ne parviens toujours pas à identifier. Pourquoi plus la biologie que l'astrophysique ou la chimie ? Sans doute parce que je suis depuis toujours fasciné par les mécanismes de la vie, l'intérieur des apparences, mais aussi certainement l'au-delà des organes.

    En parlant d'organe, c'est le coeur qui m'impressionnait le plus. J'aimais manger celui du poulet : il était petit et d’une saveur particulière. Je prenais le temps de le sectionner en deux à l’aide de mes incisives - afin de voir sur l’autre moitié accrochée à l’extrémité de ma fourchette - le fin trou rouge de sang non cuit entouré du marron du muscle mort en sauce. Le mien devait être cinquante fois plus gros. Je me demandais s'il y avait déjà de la graisse autour. J'entendais dire autour de moi que les gros avaient le coeur enrobé de suif et que c'est à cause de ce problème qu'ils étaient facilement essoufflés après le moindre effort physique. Peut-être.

    Le coeur cuit du poulet du dimanche que je m'avalais sans pitié avait un goût salé. Il croquait sous mes molaires comme un nerf qu'on arrache à la vie. Les tuyaux qu'il avait autour de lui, je les laissais sur le bord de mon assiette. Ils étaient plus noirs ; c'étaient les artères. Une fois, j'essayai d'en goûter quelques-unes mais je ne recommençai pas : c'était plutôt élastique et fade.

    La digestion était pour moi pénible : comme j’avais un gros appétit, il me fallait plus de temps pour que mon estomac se détende. J'aimais bien aller rejoindre mon lit et m'allonger un peu, sans fermer les yeux bien sûr. Le fait d'être en position horizontale, à attendre que les sucs agissent, m'incitait à croire que j'aidais mon estomac. Je voulais lui faciliter la tâche : j'étais convaincu qu'ainsi je vivrais plus vieux. Je ne supportais pas d'oublier que derrière mes mains, mon cerveau commandait mes gestes.

    Ma vie organique m'impressionnait bien plus que l'infiniment grand dont nous parlait notre maître pendant les cours sur le ciel et ses planètes. C'était trop grand pour moi, la mort d'une planète et les années-lumière qui les séparaient les unes des autres. Je n'arrivais pas à croire qu'une étoile puisse vivre. J'étais perdu dans mes efforts d'abstraction. J'avais la tête qui me tournait. Tout cela ressemblait à des mathématiques phosphorescentes.

     

    Même le soir où le ciel était bien dégagé et que je levais la tête pour essayer de comprendre le scintillement de la mort dans les lumières stellaires, je ne voyais que l'éternité. À force de fixer le champ d'étoiles, j’angoissais : je croyais qu'un jour je me retrouverais, moi aussi en haut, à briller au milieu d’elles par impuissance à redescendre sur terre. Pas moyen d'avoir un regard plus abstrait sur le monde astral.

     

     

     

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