• Tableaux d'une autre vie (30)

     

    La langue, voilà l’organe insaisissable par excellence, et ce à tout point de vue : je ne comprenais pas son fonctionnement. Ma fascination pour elle débuta le jour où j’eus ma première angine ; lorsque le médecin m’ordonna sèchement d'ouvrir la bouche et de tirer la langue. Il appuya exagérément dessus avec une cuillère que ma mère lui avait tendue. Je faillis vomir, ce matin-là. Il était allé trop profondément dans ma gorge : il avait voulu voir l’état de mes amygdales.

    Je refis donc l'expérience de la cuillère dans la bouche mais tout seul cette fois, devant le miroir de la salle de bains. Je remarquai qu'une langue ressemblait étrangement à une espèce de mollusque sans coquille. Sa souplesse et sa réactivité étaient désarmantes. Elle était pointue contrairement à mes attentes. En appuyant dessus avec mon doigt, elle se mit à durcir. J’ignorais qu’elle avait des propriétés érectiles. Je pouvais la rouler en forçant sur les côtés avec mes lèvres et elle avait l’allure d’une moitié de tuyau avec de la salive dégoulinante au milieu que je regardai tomber dans le lavabo avec surprise. Au moment où je la pris entre les doigts, elle se défila et il me fut difficile de la rattraper et de la garder sortie, pincée entre mon pouce et l’index sans me faire mal.

    J’étais gêné : il m’étais impossible de par le fait de ne pas pouvoir détailler la nature de la composition. J’étais sûr que c’était autre chose qu’un paquet de nerfs la langue. En passant mon index dessus, ça me chatouillait, mais moins qu'au palais.

    Une de mes nombreuses hantises de l’époque était de me retrouver sans langue après un accident. Me savoir privé du plaisir de manger m’aurait insupporté au plus haut point. En plus, je serais resté muet. Mais franchement, là, je n’y aurais vu aucun inconvénient. Par contre, ouvrir la bouche et n’y voir au fond de celle-ci que deux grosses amygdales bien rouges, m’aurait traumatisé. Je n’osais même pas m’imaginer la tristesse d’un paysage buccal amputé de son relief lingual.

    Ce que j'aimais chez cet organe, c’était son dessous tapissé de minuscules excroissances d'une drôle de couleur. Je cherchais à savoir à quoi il était relié. Même en enfonçant mon index et mon majeur au plus profond de ma gorge, je n’ai jamais réussi à percer le mystère de son attachement. Hélas, il ne me restait, après mes vaines explorations, qu'un goût salé dans la bouche. Alors je plaquais ma langue contre mon palais, comme on range un objet sacré dans un tiroir secret, me mettais à la râper d’avant en arrière et de gauche à droite contre l’arrière de mes incisives supérieures et inférieures. Tel un vers tentant de trouer la terre pour s’enfuir, la pointe de ma langue avait souvent, comme occupation préférée, de se débarrasser de la moindre particule alimentaire coincée entre deux dents et sans l'aide de mon index. J'aurais rêvé d’y placer une mini caméra étanche et de visionner dans mon laboratoire les milliers d’opérations qu’elle devait effectuer quotidiennement sans que je m'en rende compte, surtout lors des repas.

    Personne n’a jamais eu l’idée de filmer l’intérieur d’une bouche et de projeter sur grand écran le film ainsi réalisé. Dans mes livres de biologie, je ne trouvais pas d’images illustrant la biochimie de la mastication. Pourtant, le sujet était riche. C’est le genre d’exposé que je rêvais de présenter à la classe avec Christian. Cela nous aurait permis de mieux comprendre la première étape de la digestion - chose que l’on n’abordait pas en cours et qui pourtant m’intéressait, moi. Même le maître était incapable de répondre à mes nombreuses questions. Sans doute fut-ce pour cette raison aussi que je menais souvent mes petites expériences seul dans mon coin, sans rien dire à personne. Je n'avais jamais les explications que j'espérais. J'attendais la révélation : connaître la vérité me démangeait.

     

    De démangeaisons en démangeaisons, je menais ma vie comme un être perdu d’avance. Ma graisse s'installait, mes formes s'épaississaient et mon regard s'aiguisait. J'entendais mon ventre gargouiller de plus en plus souvent. Ma faim ne me quittait pas et mon appétit croissait jour après jour. Ma mère était obligée de cacher le fromage après les repas, et le chocolat à la fin de chaque goûter. Il lui arrivait d'oublier ses cachettes. Je les retrouvais grâce à mon flair de chien. L'odeur du fromage dissimulé sous une pile de linge à raccommoder, il n'y avait que moi pour le sentir. Avec Sultan, nous nous ressemblions pour ça. 

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