• Tableaux d'une autre vie (4)

     

     

    Comme je fus heureux le jour où en rentrant de l'école, j’allai dans la salle de bains - vérifier la taille de mes oreilles - et que je remarquai dans la baignoire une multitude de poissons qui s’y débattaient ! C'est mon père – garde-pêche - qui les y avait mis en attendant que l'étang d'à côté fût entièrement nettoyé. Il y avait de grosses carpes, des perches, des gardons et des tanches énormes comme jamais je n'en avais vu. L'eau était noire de vase ; ça sentait dans toute la pièce.

    Les jours suivants, je passais des heures et des heures après les cours à observer, dans la salle de bains, mes vertébrés aquatiques. J'avais même acheté, avec mes économies, un masque de plongée histoire de les regarder de plus près évoluer dans leur milieu naturel. Bien sûr, je ne m’en suis jamais vanté auprès de ma mère.

    Je me mettais en maillot de bain et j’allais les rejoindre dans la baignoire. Ils étaient tellement troubles, en tout cas pas aussi nets que je l’espérais à cause de l’eau sale, que j’en changeais plusieurs fois en en tuant forcément quelques-uns après chaque remplissage. Et là, je restais bouche bée devant les spectaculaires mouvements d'opercule des survivants. J’enviais leur aisance et leur légèreté.

    Même après m’être longuement lavé et savonné je sentais la vase et ma mère - pourvue d’un odorat infaillible - a très vite fait le rapprochement. C'est vrai que je faisais souvent mes coups en douce. Faut dire, j'étais rarement fier de mes idées mais je ne résistais pas à la tentation de les mettre en pratique. Autrement, jamais mes parents ne m'auraient laissé entreprendre tout ce que j'ai pu apprendre par moi-même, en cachette.

     

    J’ai longtemps rêvé que j'étais un poisson volant, que j'avais des moustaches de chat et que j'allais plus vite que tout le monde dans le ciel aquatique. Je voyais bien au fur et à mesure que les années scolaires s’écoulaient que jamais je ne deviendrais un âne, pourtant j'étais de plus en plus mauvais à l'école et mes oreilles grandissaient  bien.

    Avec les cheveux très courts, je ressemblais à un matou vicieux. Tout le monde m'appelait Gros Lard. Au début, j'en pleurais ; je voulais m'ouvrir le ventre pour retirer ma graisse. Je prenais mes bourrelets à pleine main et je tirais dessus : je croyais qu'à force, ils finiraient par partir. Je me mettais discrètement à la diète, prétextant que je n'avais plus faim à la fin des repas. En réalité, c'était pour maigrir. Je mourrais d'envie de manger de la mousse au chocolat. J'étais obsédé par la balance. Dès que j'allais aux toilettes, je me pesais. Je ne comprenais pas qu'en me vidant les intestins régulièrement, je ne perdais pas un gramme. Peut-être que mes rêves de poisson-volant étaient liés à ma hantise de devenir obèse, comme la grosse Mémène à qui il fallait deux chaises quand elle s'asseyait.

     

    On la voyait toujours descendre le chemin en face de chez nous, très lentement, un bâton à la main. Une fois arrivée en bas de la côte, elle nous donnait un coup de canne à moi et à ma soeur en nous disant, Alors, qu'est-ce qu'on dit à Mémène ? Elle réclamait sa bise. Je n'aimais pas l’embrasser parce qu'elle était grosse et qu'elle sentait mauvais. Elle avait une voix masculine et elle riait tellement fort que ma sœur et moi croyions que c'était la femme de l'ogre dans le conte du Petit Poucet. C'est elle qui nous l'avait fait croire. Si bien qu’à la fin, lorsque nous la voyions arriver, nous nous cachions pour ne pas qu'elle nous oblige à lui dire bonjour. C'est au moment où nous sortions de notre cachette – croyant qu’elle était partie - qu'elle nous surprenait. Nous rougissions et nous finissions, contraints et forcés, par venir l’embrasser. Nous avions peur qu'en désobéissant elle nous mangeât. Elle n'avait eu qu'un enfant dans sa vie mais elle l'avait perdu à un an et demi. Il était tombé dans une bassine d'eau bouillante.

     

     

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