• Tableaux d'une autre vie

    Mon laboratoire était mon sanctuaire. Il se trouvait dans un coin du garage où j'avais installé, sur une grosse caisse pourrie retournée pour l’occasion, mon microscope flambant neuf. Je me prenais pour un vrai scientifique. J'étais persuadé que j'étais fait pour la biologie ; que je deviendrais un grand savant qui découvrirait l'immortalité. Voilà le mot qui, je pense, me poursuivit longtemps et motiva mon goût pour les sciences naturelles : comprendre mieux la vie pour trouver un remède contre la mort.

    Toutes les bêtes que je trouvais sans vie ou que je tuais, je les entreposais dans des petits bocaux et les observais au microscope - quand elles n'allaient pas au cimetière. Je ne pourrais pas dire exactement combien d'antennes de sauterelles ou de pattes de scarabées j’ai observées dans mon antre. Contrairement à un vrai chercheur, je n’avais jamais de conclusion à livrer au public. J'étais ébahi par la précision de l'appareil qu'on m'avait offert. La moindre poussière était bonne pour passer sous ma loupe. J'avais bricolé un bloc opératoire de fortune juste à côté de ma caisse et j'opérais encore vivants les vers de terre que je ramenais du jardin. J'avais un petit faible pour les lombrics. Je les voyais comme de minuscules serpents bougeant dans tous les sens et creusant  de leur tête pointue la terre fraîche devant eux. Leur agilité et leur détermination m’impressionnaient. Un coup de bêche et hop, on voyait la queue fine et glissante de l’oligochète partir avec le reste du corps déjà bien enfoncé dans le sol humide. Mon père en avait assez de voir des trous dans le jardin. Cela lui était égal que je sois à la recherche de la perforation furtive du vers dans la terre. Même quand j'essayais d'en attraper un, il me glissait entre les doigts ou je le cassais en deux. Je remarquai, au moment où je le disséquais, qu'il n'y avait que de la terre dans son ventre. Je ne réussissais pas à voir ses entrailles, son coeur ou son foie. Comme j'aurais aimé qu'un vrai scientifique me montre tous ces organes ! Sur mes livres de sciences naturelles, la question n’était même pas abordée.

     

    J'ai eu des périodes où je me prenais pour un médecin légiste. J’entreprenais des autopsies sur les corps d'animaux morts que je trouvais par hasard, lors de mes promenades solitaires. Je m'amusais à rédiger des rapports sur les circonstances de leur décès. C'était l'occasion pour moi d'imaginer toutes sortes de vie à mes pauvres bêtes. Du crapaud qui avait dû se faire rouler dessus, à l'oisillon tombé de son nid, en passant par la grosse mouche à vers que je retrouvais écrasée dans ma chambre, tous avaient eu une existence que j'essayais tant bien que mal de reconstituer jusqu'au moment fatal de l’accident. Je remplissais des feuilles et des feuilles sur mon cahier pour chaque animal. Chacun avait un numéro comme dans les morgues.

     

    Certains de mes camarades de classe – surtout les filles - rédigeaient leur journal. Moi je complétais, sans me lasser, mon cahier de rapports médico-légaux. Quel est l’intérêt de raconter sa vie jour après jour ? pensais-je. Je trouvais cette manie absurde. Je me demande – si j’avais été contraint moi aussi de m’y plier - ce que j'aurais pu écrire. Je ne réalisais rien de particulier de mes journées, sinon me poser des questions sur l’existence que je menais. J'avais horreur d'écrire pour ne rien dire. Raconter le quotidien comme il était ne m'intéressait pas. Je préférais m'imaginer dans un autre monde, au coeur d'une mission, à la recherche du monstre dévorant les enfants pendant leur sommeil.

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