• Des saucisses au sursaut.

    Les saucisses, que poussait Marceau, avançaient dans le plateau en suivant une trajectoire circulaire. Parfois, il arrêtait pour replacer le dessin en forme d'escargot que formait ce boyau interminable qu'il gonflait de rondeur régulière. Une fois que le plateau était rempli, il étranglait à une cadence quasi horlogère et à intervalles étonnement réguliers l’intestin ovin déroulé. Enfin les saucisses toutes luisantes de fraîcheur étaient prêtes pour la vente.

    Lorsque Marceau laissa la machine à Thomas, il lui demanda :

    - T'as bien vu comment j'ai fait ?

    - Oui, ça n'a pas l'air difficile, lui répondit-il, il ne voulait pas avoir l’air bête.

    - Quand tu auras fini le boyau que je vais enfiler sur la douille, tu m'appelleras, ok ? À ce moment-là, il faudra que tu tournes la manivelle très vite dans l'autre sens pour éviter que la chair continue à couler. Si tu fais bien ce que je te dis, tu verras, ça fera ventouse : le contenu sera aspiré et repartira gentiment d’où il vient, c’est-à-dire au fond du poussoir. C’est le seul moyen d’arrêter tout. Tu comprends ?

    - Oui. Je fais comme ça, lui montre-t-il fièrement.

    - C'est ça, t'as tout compris !

    - Bon ben, je n'ai plus qu'à m’y mettre, alors !

    Thomas était ravi de voir qu'il était capable de réaliser un travail concret à l’aide de ses propres mains inexpertes. Des saucisses. Ses camarades de classe ne pourraient pas en dire autant. Ils n'avaient jamais effectué de pareilles réalisations. Il leur raconterait dans le détail comment il avait pratiqué et le temps qu'il avait passé à pousser ces kilogrammes de chair dans un boyau.

    Ils ne le croiraient pas, c’est sûr. Ils savaient qu'il exagérait. Il en rajoutait pour être sûr d’avoir du succès : il avait compris que ses copains préféraient des histoires qu'ils n'avaient pas l'habitude d'entendre.

     

    Thomas surveillait avec attention – comme son oncle le lui avait montré - la route que prenait le boyau qu'il remplissait. En l’imitant, il tournait la manivelle du poussoir pour construire une spirale dans le plateau. Il ne fallait surtout pas que ce qu'il poussait déborde et tombe par terre. Le résultat aurait été facile à imaginer.

    Tout en sortant du cylindre en fer, la viande hachée crépitait légèrement et en continu quand elle s’engouffrait dans le boyau. Il mit du temps avant de comprendre que seul l’intestin , car il se tendait au contact de la compression de l’air et de la chair humide, provoquait ce bruit bizarre de défécation puissance dix.

     

    À force de pousser et de pousser, Thomas oubliait qu'il travaillait. Ses gestes devenaient automatiques. Ses yeux, toujours rivés sur la brillance de l’intestin, se perdaient dans la réalité du travail depuis plus d’une demi-heure. Il aimait ces instants d'égarement que les tâches répétitives occasionnaient sur sa perception. Ils lui permettaient de s'amuser à se perdre pour le plaisir de mieux se retrouver, de rêvasser, de songer à autre chose. Il avait le sentiment de se transformer en un autre garçon parce qu’il ne se comprenait plus lui-même ni ce qu’il accomplissait vraiment. Il avait la sensation de se dédoubler et de se voir à l'oeuvre. Il s’observait en train de remplir l'espace de saucisses qui poussaient et qui poussaient dans tout le laboratoire. Le crépitement devint subitement infernal et le fit sursauter. 

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