• Des yeux dans l'eau à la viande sous l'abdomen

    Cet après-midi-là, Thomas fut chargé de plonge.

    Des plats en quantité astronomique devaient être lavés le plus rapidement possible pour être réutilisés juste après. La graisse collant aux parois en aluminium avait du mal à partir. Même avec de l'eau bouillante, il fallait qu'il prenne une éponge spéciale, recouverte d'une couche de crin en fer, et qu'il frotte dessus jusqu'à ce que les yeux, que formait le gras à la surface de l'eau, disparaissent complètement. Plus il s’appliquait à bien laver, plus la pile de vaisselle poisseuse n’en finissait pas d’augmenter à vue d’oeil.

    Il aimait sentir ses mains dans l'eau très chaude. Elle lui donnait la chair de poule et son contact sur sa peau lui procurait un plaisir proche de celui qu’il ressentait au moment du bain quotidien. Son corps, pendant ces instants exquis de longues toilettes jouissives, se retrouvait scindé en deux avec d’une part : l’affleurement des épaules froides et blanches non encore mouillées, et d’autre part, la seconde moitié immergée, bouillante et rouge à cause de la température élevée. Il avait la sensation - lorsqu’il touchait de sa main chaude et cabossée le sommet de ses omoplates - d'être caressé par quelqu'un d'autre que lui-même. Puis, petit à petit, c’est le reste de son corps qu’il manquait d’ébouillanter. Dans cette position : allongé, la tête hors de l'eau, il se mettait à rêvasser. Dès que la température baissait, il rajoutait de l'eau bouillante et se plongeait à nouveau dans son univers calme et douillet, sans bruit ni parole, que personne n’avait la possibilité de lui ôter, se plaquait au fond de la baignoire, tétanisé par le plaisir, dans l’impossibilité de se relever, à moins de déployer des efforts colossaux et au prix d'un travail d’auto-persuasion qu'il aimait répéter maintes et maintes fois. Il s'amusait à tester son pouvoir sur lui-même et adorait voir jusqu'où il pouvait aller. Il tenait assez longtemps ainsi allongé, le corps rougi par l’eau bouillante, à se demander quand il pourrait bien sortir, n'ayant rien d'autre à penser qu'à se laisser envahir par des sensations égoïstes de bien-être absolu et de relative liberté.

     

    Il frotta de toutes ses forces jusqu'à ce que les plats fussent propres puis les essuya avec plusieurs dizaines de torchons prévus à cet effet qu'il faisait sécher au fur et à mesure de la plonge, dehors, au soleil, sur le rebord de la fenêtre du laboratoire. Il s'amusait à tourner de plus en plus vite la brosse dans la bassine remplie d'eau, jusqu'à créer une espèce de tourbillon engloutissant avec lui les déchets retirés par ladite brosse. Ceux-ci se retrouvaient emportés par la vitesse rotative qu'avaient produite ses mains dans l'eau de la vaisselle. Puis, ils remontaient.

    Il recommença son jeu jusqu'à en avoir assez et à se dire qu'il ne parviendrait pas à les désagréger complètement, étant donné qu'il ne s’agissait que d'un ersatz de tourbillon et qu'il lui manquait la force pour produire, à la surface du volume d'eau insuffisant de la bassine pourtant large et profonde, des remous dignes de ce nom.

    Les déchets, impossibles à être réduits à l'état liquide au contact de l'eau, étaient systématiquement jetés à la poubelle, pas très loin du laboratoire : endroit idéal pour accueillir les mouches pondeuses à la recherche d’une maternité confortable. En y regardant de plus près, Thomas se rendit compte que le lieu en question ressemblait davantage à un  caveau pour mort-nés. Rares étaient les oeufs capables d’atteindre l’âge de mouche. Quel monde merveilleux que celui des asticots ! pensait Thomas. Il voulait garder en mémoire le plus longtemps possible ce grouillement de petits corps blancs, munis à leur extrémité d’une pointe noire nerveuse et bizarrement laborieuse à la fois. Leurs minutieux déplacements ondulaient, telles des vagues sur le suif. Il serait bien resté avec eux des heures durant à les observer, et ce pour l’unique plaisir d’assister en direct à leur métamorphose. Cette transformation rêvée le fascinait. Le dégoût qu’inspiraient aux gens ces petites bêtes inoffensives l'intéressait aussi beaucoup.

    Thomas aimait dans cette agglutination de mouvements imperceptibles mais réels, le spectacle qu'ils offraient à ses yeux avides de sensations nouvelles. Les gesticulations de la masse accrochée à des bouts de puanteur le comblaient de plaisir. Plus il approchait ses yeux du grouillement, plus il avait l'impression de voir des monstres impatients de se transformer en ogres qu'ils ne deviendraient, bien évidemment, jamais. La pointe de leur tête était sensible au moindre contact charnel. Elle cherchait les mamelles à téter dans la décomposition. Il y avait de quoi nourrir toutes les intruses pondeuses du monde. Les uns sur les autres, ils s'entassaient à-qui-mieux-mieux, ne sachant pas vraiment où ils étaient et ce qu'ils allaient devenir.

     

    Les plus âgés d'entre eux étaient grisâtres, bien dodus et semblaient attendre impatiemment que des ailes leur poussent sur le dos. Hélas, en général, leur vie s'arrêtait dès qu’ils étaient ramassés par l’équarrisseur, une fois par semaine, avec la viande qu'ils avaient sous l’abdomen.

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