• Préparation de l'exposition

    La préparation de son exposition était presque terminée. Il ne manquait plus que quelques œuvres à accrocher aux murs et de petits agencements à revoir. Il avait longtemps hésité sur la place qu'occuperait telle ou telle pièce, avait changé d'avis à plusieurs reprises. Jusqu'au dernier jour, il n'avait pas su où mettre les petites boîtes noires remplies d'asticots multicolores éclairés par une ampoule reliée à une pile plate. Il suffisait de regarder par un minuscule trou, qu'il avait lui-même creusé, pour y voir un fourmillement diapré s'agiter sur un lit de sciure de bois que la chaleur de l'éclairage excitait.

    Didier voulait savoir comment Thomas s’y était pris pour obtenir des asticots de toutes les couleurs. Il lui avait expliqué sa technique, toute bête, en fait. Après avoir sélectionné des morceaux de viande trempés dans divers colorants, les mouches y étaient venues pondre, et leurs petits, eux, en grandissant s’était colorés de la même teinte que celle de la viande de leur matelas. Ainsi était-il parvenu à composer un univers scintillant, vivant en parfaite cohabitation dans une boîte noire éclairée à l'intérieur.

    Après réflexion, il les disposerait donc un peu partout : dans la boucherie, le labo, le fumoir, le camion, le porche et la chambre froide, de façon à ce que personne ne les oublie de sitôt. C'étaient, à vrai dire, les oeuvres préférées de l’artiste.

    Il avait également composé des tableaux avec de la crépine de porc séchée tendue sur des photographies représentant des scènes de tuerie en abattoir. Les tirages étaient assez flous de façon à créer un effet de surprise et de malaise. La couleur sur ses crépinettes avait pour but d’amplifier l’ambiguïté jusqu'à ce que l’observateur averti découvre un peu plus loin, les mêmes tirages, mais montés différemment, avec des teintes faisant ressortir les zones obscures dissimulées derrière la crépine.

    Son travail se résumait à une accumulation de petits objets présentés dans un environnement qui tantôt les obscurcissait ou tantôt les éclairait. Tout reposait sur de subtils jeux de lumière grâce auxquels les andouillettes ressemblaient davantage à des photographies de larves d'insecte grossies cent fois qu’à la délicieuse charcuterie que l’on connaît tous.

     

    Les odeurs de laboratoire contribuaient à surprendre Didier et il eut le privilège de voir l'exposition en exclusivité. Thomas avait joué sur plusieurs tableaux. Son ami semblait fasciné par la découverte de ce microcosme qu’il avait été loin d’imaginer après avoir vu la maquette de l’expo. Il furetait dans tous les coins et recoins à la recherche d’une pièce encore plus étonnante qu’il aurait ratée lors de son premier passage. Justement, il tomba sur un poussoir à saucisses exposé à côté de la chaudière, sur un support bleu. Des asticots, des vrais, s’en échappaient et chutaient immédiatement après leur sortie, sur une toile dont le fond était encore tout frais de peinture à l'huile noire. Le mouvement de leur corps perdu dans la brillante noirceur était angoissant. L’oeuvre devait, à la fin de la journée, se retrouver parsemée d'asticots collés au gluant de la peinture, et être exposée, le lendemain, près du poussoir rempli de larves continuant, elles, à pousser le hasard et à tomber dans l'inévitable piège de la création.

    Didier monta dans le camion rempli de minuscules dessins et reliquaires. Jamais il n'avait vu ça. Thomas s'était amusé à coffrer des pâtés de foie et de canard à côté de dessins faits au crayon de couleur et encadrés sous verre. Ces dessins, d'une abstraction déconcertante, l'incitèrent à les regarder de plus près. C’était une mine de petits chefs d’œuvre et ils ne manqueraient pas d’intriguer le public.

    - Ça a dû te prendre du temps d’imaginer tout ça, non ?

    - Ça fait longtemps que ça me travaille. J'y suis allé au culot. À chaque fois que j'avais une nouvelle idée, je m’en servais sans trop réfléchir et petit à petit, ça a pris la forme d'un véritable projet. Mais au début c’était très vague.

    - Cette fascination pour le monde de la boucherie-charcuterie est en même temps tellement sensuelle. Remarque avec ce que j'avais déjà vu de toi avant, j'aurais dû m'en douter.

    - Je voulais te faire la surprise, parce que avec la maquette, on ne se rend pas toujours bien compte. Il manque les odeurs et l’ambiance et pour mon expo, c’est vachement important.

    - Bertrand doit être content, tu vas lui faire gagner un max de fric. Et puis toi, tu vas vite devenir célèbre, c’est sûr.

    - J'espère que ça va marcher.

    - Il n'y a pas de raison. Si Bertrand s'est occupé de tout, il ne devrait pas y avoir de problème pour la couverture médiatique. Il fait ça très bien, crois-moi !

     

    Thomas avait tellement hâte de voir les visiteurs s'agglutiner autour de ses oeuvres qu'il avait fini par en perdre le sommeil. Il ne pouvait plus rien entreprendre sans penser au jour du vernissage.

     Il avait l'impression d'être un privilégié par rapport à Marceau : lui bossait durement et ne gagnerait jamais ce que lui empocherait bientôt – même si c’était peu en comparaison de ce que son marchand allait toucher sur chaque vente. Il avait des remords. Marceau viendrait au vernissage, mais que penserait-il de l'exposition ? Thomas n'était pas vraiment rentré dans les détails avec lui. Il lui avait vaguement parlé de son intention d'occuper le plus de place possible dans sa boucherie, mais rien de plus. Peut-être imaginait-il qu'il verrait dans son magasin des toiles académiques, comme c’est le cas dans la plupart des musées.

     

    Il espérait que son oncle ne fût pas déçu et qu'il comprît que la base de son travail était liée à des souvenirs qui, sans lui, n'auraient jamais existé. Peut-être même qu'il ne serait jamais devenu ce qu'il était maintenant. Il voulait que son oncle fût touché par ses oeuvres comme lui avait toujours été intrigué par l’univers de son oncle. Il trouvait que ce qu'il allait exposer était aussi une preuve d'amour que peu d'oncles avaient déjà reçue d'aucun neveu. Marceau le comprendrait-il ? 

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