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Il savait que la qualité d’une vie se mesure à la distance d’un père à son fils.
Garouste
I
Aujourd'hui, il pleut encore. Mai n'aura vraiment pas été ensoleillé, à part une seule semaine de beau temps au début du mois, c'est tout.
Les flammes du feu, allumé dans l'âtre de la salle à manger, sont hautes et sveltes. Cela fait bien une heure maintenant qu'il fixe de ses yeux rougis par la chaleur le sommet pointu de leurs silhouettes vacillantes s’immobilisant puis disparaissant pour devenir petites, s’éteindre par endroits et finir en braise. Le soufflet est comme une baguette magique : il fait repartir les cendres en bûches ardentes. Ses mains – contrairement au reste de son corps – ont du mal à se réchauffer et l’empêchent de poursuivre son travail.
Le pianiste, lui, n'a pas repris le morceau qu'il avait commencé depuis qu’il s'est à nouveau mis à pleuvoir tout à l’heure. Il est assis devant son piano, muet, la tête entre les mains, à écouter la chaudière de la cave et à regarder les gouttes de pluie cogner contre les larges baies vitrées du salon. L’air qu’il avait en tête est soudain devenu abstrait, insaisissable. Il y pense encore.
Le peintre, quant à lui, vient de se préparer un café qu'il boit paisiblement devant sa cheminée. La toile blanche posée contre le potager est immensément vierge. Les couleurs qu'il imagine sur elle se rapprochent de celles des flammes.
Quelques rayons s'accrochent aux branches des arbres du verger. L'arc-en-ciel prévisible met pourtant du temps à apparaître. Une fois là, une lumière blafarde tapisse les murs en pierres de la salle à manger. Cette tapisserie inattendue redonne courage au peintre, un peu éteint depuis les caprices du temps.
Bien sûr que l'éternité n'existe pas : c'est l'éphémère ajouté à l'éphémère qui fait penser à l'immortalité, pense le vieil homme.
On ne voit plus aucun oiseau voler, comme si c’était le retour de l’hiver et qu’ils avaient migré dans des contrées plus chaudes. Pourtant ils étaient bien là au mois d’avril à chanter dans le jardin, à virevolter dans les airs, à égayer l’arrivée maussade du printemps. Peut-être se sèchent-ils les plumes dans des trous obscurs épargnés par l’humidité. Leurs pépiements se sont certainement noyés au fond de leur gosier tout ramolli. Mais où sont donc ces êtres immortels : ils entraînaient, il y a encore un mois, mes songes vers des rêves d’accomplissement sereins et harmonieux ? se demande le peintre.
Quel temps pourri, poursuit-il. Ils annoncent quand même un léger mieux pour les vingt-quatre heures à venir. Et pourtant je n’y crois pas une seule seconde : ils se trompent sans arrêt, à la météo nationale. On dirait qu’ils sont là soit pour entretenir le moral des troupes ou au contraire le foutre à zéro. C’est selon. Sauf l’autre jour, ils avaient prévu du soleil et il y en a eu, mais il était tellement timide qu’il est passé inaperçu.
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tu vois la lumière aller vers septembre
et je regarde un homme au nez rouge
journal sous le bras d’un pas mécanique
se diriger vers le bar boire un rosé
le soleil comme une phrase qu’il ne
prononce pas mais que tu entends
tu te demandes si l’on guérit du
jour au lendemain de toutes ces
années à la cave le cœur dans le
mouchoir des livres et la tête
cassée contre le miroir du rétroviseur
un point de côté à la carlingue
tu cherches à savoir l’heure qu’il
est sans rien dire à m’expliquer que
la nuit tombée te fait mal : elle te
parle du temps dans une maison
remplie de ta famille en train de
te juger et tu ne veux pas dormir
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assis au bord
d’une piscine les pieds
dans l’eau mes jambes
sont coupées
à hauteur de l’enfance
la partie au regard
d’adulte trempe
à l’envers dans les reflets
que les doigts de pied agitent
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veux-tu que de mes rêves
j’aille chercher des images
à décortiquer pour nous
au petit déjeuner ?
on s’amusera ensemble
à les griller au toaster
à les croquer en musique
en s’imaginant des horizons
coupés au cutter
veux-tu c’est sincère
la dernière fois qu’on
en a eu tous les deux
des souvenirs de nuit à tartiner
nous les avons bien digérés
en faisant l’amour
ce serait bien de recommencer
ce matin
veux-tu ?
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J’aurais dû être mort des dizaines fois. Ou disons, je suis un grand rescapé, aime-t-il à répéter. Comme on dit un grand brûlé, directement transféré dans une unité spéciale où certains accidentés sont accueillis. Avec un corps bien réduit. C’est vrai, nous sommes essentiellement constitués d’eau. Un drap blanc posé sur des cris de souffrance et un personnel hospitalier à cent à l’heure autour de la civière. Une odeur de viandé grillée parcourant les couloirs. Mais à la fin, après de multiples soins, greffes, et années de déboires, il finit par survivre, le grand brûlé. Avec des cicatrices sur tout le corps et un visage complètement défiguré. C’est ainsi que je l’imagine quand il me raconte qu’il est un grand rescapé.
Face à un tel aveu et surtout à mes représentations mentales, je me sens proche de lui. Il faut que je passe le voir régulièrement si je suis dans le coin. Autour d’un café, dans sa maison au plafond bas et aux journaux stockés partout dans la cuisine, j’ai le sentiment de ressembler à un nain dans un conte de Grimm. Dès qu’il ouvre la bouche, j’entends la voix lointaine d’un père fantasmé me lire des histoires le soir avant de m’endormir. J’en perds la parole, les mains collées contre mon mug bien chaud, un goût de café fort dans la bouche. Presque amer mais délicieux.
Incipit d'une fiction inédite, Anti-héros.
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