• Je rêve d’être indépendant, de vivre ma vie comme je l’entends, d’être débarrassé de mes préoccupations d’adolescent auxquelles je suis néanmoins attaché. J’imagine que je serai vraiment adulte quand j’arrêterai de me poser des questions sur ma mère décédée ou sur mon père maîtrisant toutes les situations. Quand je demande à papa de me dater exactement son entrée dans le monde des adultes, il n’y arrive pas. Il me dit que même quand il gagnait son argent et qu’il n’avait plus aucun compte à rendre à ses parents, il avait encore des réflexes d’adolescent. Même à ma naissance, il vivait un peu comme un ado, selon mémé. C’est ça que je voudrais comprendre. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné un garçon ou une fille devient un homme ou une femme et plus un gamin ou une gamine qui reste focalisé sur sa petite vie et ses idées bien arrêtées ? L’éducation qu’on a reçue ? Les gènes dont on a hérité ? Le caractère qui va avec ? Ou la soi-disant maturité dont on entend tant parler par les adultes et qui reste pour moi une notion floue qu’eux-mêmes ont du mal à clarifier ?

    Quel est donc ce monde vers lequel je vais et que je suis impatient de rejoindre ? Faudrait que je profite plus de ma jeunesse me disent mes potes. Je veux bien, moi, mais je ne sais pas ce qu’ils entendent par profiter de sa jeunesse. S’ils veulent dire par là, bien faire la teuf et ne faire que ça à longueur de temps, alors je préfère ne pas profiter de ma jeunesse. Ce qui m’agace dans la jeunesse, c’est son inaptitude à être un peu raisonnable, elle s’enflamme pour un oui pour un non,  refuse la demi-mesure, ne se base que sur les apparences et se contente la plupart du temps de vagues impressions qui moi me fatiguent.

    J’ai toujours voulu être ou paraître plus vieux que mon âge. Je sais qu’un jour ça s’arrêtera et que je voudrai redevenir jeune. Je me demande si ce n’est pas ça qui fout tout en l’air, je veux dire, notre rapport au temps à nous autres ado comme à eux, les adultes qui ont soit la nostalgie des jours heureux et se morfondent dans une tristesse effrayante, soit sont des boulimiques de l’action et deviennent hyperactifs à nous rendre nous autres ado paresseux et flegmatiques.

    Il y a bien moyen de trouver sa place entre ces deux extrêmes. Je définirais l’intelligence comme un astucieux voyage entre ces deux mondes, un périple mené en solitaire dont personne ne parle et dont je viens de découvrir l’existence. Forcément lorsqu’on est seul à vivre avec des idées que personne ne partage ou ne comprend vraiment, on pense toujours qu’on est à côté de la plaque et qu’on doit être sur la mauvaise voie. Est-ce que papa s’est lui aussi retrouvé dans ce désarroi à mon âge ? L’éprouve-t-il encore maintenant qu’il est plus sûr de lui et moins à l’écoute de ses petits maux d’âme dont nous raffolons tous, nous autres adolescents ? Nous nous inventons des maladies pour mieux exister. On écoute plus facilement une personne en train de souffrir, qu’un individu menant sa vie sans difficulté ni mal-être. Je refuse d’appartenir à la première catégorie de ces adolescents qui ont trop misé sur les autres ou les ont trop rendu responsables de ce qu’ils sont devenus. La solution est en nous. Les autres peuvent nous aider à la trouver, mais s’ils n’y parviennent pas, alors c’est en soi qu’il faudra la chercher.

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  • L’autre jour avec Ben et Alex, on se demandait si le bonheur n’avait pas été inventé par les philosophes pour que la race humaine garde espoir et ne s’autodétruise pas de désespoir. En courant après le bonheur, on entretient l’espoir d’une vie meilleure et donc on finit par oublier que le temps passe et que la mort arrive. C’est bien foutu quand même. On se disait que c’était un peu comme Dieu pour les croyants, le bonheur pour les athées ou les agnostiques comme nous. Chacun sa croyance.

    Je me demande si quand on est adulte, on y pense toujours autant à la mort. Je voudrais savoir si c’est une pensée permanente ou si ça diminue avec l’âge. J’aurais tendance à croire que c’est pire en vieillissant, comme quand on court pendant plusieurs dizaines de kilomètres, à la fin on ne songe qu’à la ligne d’arrivée, on a hâte de la franchir et d’en finir une bonne fois pour toute. Ou peut-être qu’à force d’y avoir réfléchi tout au long de son existence, on est plus serein, moins angoissé, quand on la sent arriver. Les adultes ont du mal à nous parler de ça. Ils prétendent qu’il faut penser à autre chose dans la vie, sinon on finit par se faire des nœuds au cerveau et ça ne mène à rien de se compliquer l’existence. Pourtant, c’est une question comme une autre. Qui mieux qu’eux pourrait y répondre sans en faire des tonnes ? C’est ce que je leur reproche aux adultes : leur langue de bois. Quand je discute avec papa, il y a des moments où j’ai le sentiment de parler avec un copain, mais en même temps, je sens qu’il fait tout pour que ce ne soit jamais comme ça. Il se retient d’aller jusqu’au bout d’une relation amicale. Comment parvient-il à maîtriser ses élans ? Est-ce qu’il a toujours été comme ça ou est-ce que c’est depuis qu’il est père qu’il a changé ? Lui prétend que la paternité a la particularité de faire ressortir chez un homme sa nature profonde. Mais on dirait que quand on est ensemble il la retient sa nature profonde, qu’il aurait envie de s’épancher et puis qu’au dernier moment il rebrousse chemin pour se cacher derrière un masque qui ne lui va pas en fin de compte. Ils passent leur temps à jongler avec des images d’eux-mêmes, les adultes. Dès qu’on se sent bien avec eux, ils portent une autre casquette. À la fin on ne sait plus à qui on a affaire et on s’en veut d’être incapables de les suivre dans leurs manipulations déconcertantes.

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  • Depuis qu’il est avec Sophie, il est quand même plus causant avec moi. Avant ce n’est pas qu’il ne me parlait pas, mais disons qu’il ne cherchait pas à approfondir nos discussions. J’aurais tellement aimé. Il faut dire que Sophie est une super belle-mère pour moi. On parle vachement ensemble. Peut-être que ça incite papa à s’ouvrir d’avantage et à communiquer plus facilement avec moi. Quand on est tous les trois, on peut parler pendant des heures et des heures sans voir le temps passer. Ce qui est bien, c’est que je peux aborder tous les sujets que je veux avec eux, du moment qu’on ne parle pas de maman et du mystère de sa mort. Je comprends que ça pourrait mettre Sophie dans l’embarras, alors j’évite.

    J’aimerais savoir ce que Sophie a répondu au texto de mon père que j’ai retrouvé l’autre jour sur son portable. Comment réagir face à des aveux de cette nature ? Ce n’est pourtant pas le genre de mon père d’exprimer ses sentiments. Pour qu’il lui parle comme ça de son impatience, c’est qu’il ne pouvait pas faire autrement. On dirait qu’elle lui ressemble, Sophie, parce qu’il lui reproche son manque de patience. Elle a l’air si détendue, quand on la voit comme ça. Ça doit certainement être un truc entre eux.

    Ces histoires d’empressement me contrarient beaucoup, cette difficulté qu’on a tous à être nous-mêmes, aussi. Je pensais qu’en grandissant, on finissait par maîtriser son instinct, à corriger ses défauts, à relativiser ses espoirs. Je me rends compte, au contraire, que même si c’est moins visible chez les adultes, ça existe aussi les doutes, le paraître et le sentiment d’échec alors qu’il faudrait réussir à tout prix.

    Je me demande si je suis comme ça à cause de la mort de ma mère ou si cette obsession de connaître la vérité sur tout est inscrite dans mes gènes. Mes potes, eux, ce qui les intéresse c’est le présent : vivre intensément au jour le jour les moments festifs de l’existence sans se soucier de l’avenir. Moi, je n’y arrive pas. Dès que je commence à être bien dans une soirée, à voir d’autres gens, à discuter avec eux et à sentir une complicité s’installer, je me mets à éprouver des doutes sur l’authenticité des relations humaines. D’où me vient cette méfiance ? Voilà ce qui me travaille et m’empêche d’être plus calme intérieurement. Et Sophie et papa, c’est la même chose ou c’est encore différent ? Si mes potes pouvaient me donner leur recette, ça m’arrangerait, bien que je la connaisse déjà la solution : il faudrait que je m’intoxique en fumant des joints et que je m’abrutisse en buvant de l’alcool. Mais jamais de la vie je ne rentrerai dans le moule conformiste de l’adolescent moyen qui croit s’éclater tous les week-ends en faisant la fête et qui en réalité s’enferme un peu plus après chaque nuit blanche dans un sentiment d’insatisfaction toujours croissant. Je sais que la fête qu’ils aiment ne dure qu’un  temps ; celui de l’enivrement, de l’aliénation ; de la fausse communion. Une fois les festivités terminées et qu’ils se retrouvent seuls face à leur gueule de bois, ils ne pensent qu’aux prochains délires qu’ils se taperont, sans savoir que d’autres se les sont tapés avant eux et qu’ils n’ont rien de délirants, bien au contraire. Non, je n’ai pas besoin de produits narcotiques pour exister parce que je trouve qu’avec eux on s’enterre plus qu’on ne vit.

    Quand je me retrouve parmi eux, certains soirs, et que je les vois se défoncer comme des malades, j’ai mal pour eux. Dans ces cas-là, j’ai envie de partir et de les laisser tous tomber mais je n’y arrive pas, parce qu’il y a tellement d’autres choses plus sympa qui me lient à eux. Leur légèreté, leur humour, la musique, les DVD, les bouquins qu’on s’échange et les discussions qu’on a où on se surprend en train de refaire le monde - sans le changer du tout, d’ailleurs - sont irremplaçables. Pourtant, il manque quelque chose à ces relations pour que ce soit le top du top. Quand j’y réfléchis, je me dis que c’est encore moi : je dois trop attendre des autres alors que je ne pourrai jamais avoir mieux. Comment s’y prendre pour se satisfaire de ce que l’on a - quand objectivement c’est pas mal - sans espérer plus et mieux à chaque fois ? Mon père m’a toujours appris qu’à force de vouloir davantage on perdait ses acquis et qu’on se retrouvait sans rien à la fin. Par contre, c’est nécessaire de vouloir plus quand on n’a rien. Le problème pour moi c’est de trouver la limite entre assez et rien.

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    Ils l’ont retrouvée morte comme ça, sur son lit, en plein après-midi. Papa s’était absenté la journée. Il avait un rendez-vous avec l’éditeur qui l’embauchait à l’époque : il devait lui montrer les dernières épreuves des illustrations pour un livre dont la parution était prévue dans l’année. À son retour, il l’a découverte inanimée. Il a tout de suite appelé son médecin et il n’a pu que constater le décès. Moi, j’étais chez ma nounou mais je ne me souviens de rien, forcément je n’avais que quatre ans à l’époque. Je ne fais là que répéter ce que mon père m’a froidement raconté, il y a peu de temps d’ailleurs, quand j’avais quatorze ou quinze ans. Ce qui m’échappe encore c’est pourquoi j’ai dû prolonger mon séjour chez ma nounou. Que mon père n’ait pas voulu que je participe aux obsèques, je comprends, mais ce genre de cérémonie ne dure jamais plusieurs jours.

    Le lendemain quand on m’a appris qu’elle était partie en voyage, je n’ai pas compris. Je pensais qu’elle allait revenir ; qu’elle était partie très loin pour quelques jours. Peut-être était-ce dû à la manière dont on m’avait annoncé sa disparition. Pour moi, ce n’était pas définitif. Il paraît que tous les jours je demandais après elle et que papa me disait sans cesse qu’il ne savait pas quand elle reviendrait. De ça, je ne me souviens pas.

    Les causes de son décès m’ont été révélées plus tard. Un excès de barbituriques l’aurait emportée. Je dis bien l’aurait, parce que depuis que mémé m’a raconté qu’elle en doutait, moi-même je me suis mis à voir les choses d’un autre œil. Je n’en sais pas plus quant aux hypothèses de ma grand-mère. Ce qui elle la laisse dubitative, c’est que chez nous, il n’y avait pas de médicaments. Ni papa ni maman ne prenait jamais un seul cachet. Ils étaient plutôt du genre homéopathie, et mémé dit que l’homéopathie n’a jamais tué quelqu’un.

    Qu’est-ce qu’elle insinue quand elle remet en cause le rapport du médecin ?

    C’est sûr, mémé n’aime pas papa, et elle ne l’a jamais porté dans son cœur. Elle ne me l’a pas dit, bien sûr, mais je l’ai compris avec le temps. Que lui reproche-t-elle ? La mort de sa fille ? J’aimerais tellement que papa me parle de ses rapports avec ses beaux-parents. Jamais il n’en fait allusion. Peut-être était-ce lui qui ne les aimait pas et que par conséquent ils ne faisaient aucun effort avec lui.

    Je sais que quand pépé est mort - j’avais un an - papa a laissé ma mère aller toute seule à son enterrement. Voilà le seul reproche que mémé me rabâche dès qu’on parle un peu de la famille. On dirait qu’elle ne l’a pas digéré. Je sais que papa est anti-clérical et que qu’il n’a pas voulu que je sois baptisé contre la volonté de ma mère, mais là, dans le cas de pépé, c’était plutôt un manque de politesse qu’autre chose. D’ailleurs en parlant de ça, une fois, je m’étais permis de lui faire la remarque et il l’avait mal pris à l’époque. Il trouvait que c’était déplacé de ma part. J’avais eu honte de moi. Je n’avais pas voulu l’offenser mais seulement vérifier auprès de lui si ce que mémé me racontait sur lui était vrai. J’ai très vite compris qu’il y avait des sujets que je ne pouvais pas aborder avec mon père. Je me demande toujours d’où lui vient cette réserve. Quand on le voit comme ça, il n’a pas l’air timide ou quoi que ce soit. Non. Au contraire, il donne l’allure de quelqu’un de décontracté et avec qui on peut parler de tout. Les sentiments ils les gardent pour lui. Jamais il ne s’épanchera sur sa vie passée. On dirait qu’il veut l’oublier. Pourtant, d’une certaine manière, j’en fais moi aussi partie de son passé.

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    Pourquoi n’a-t-il gardé aucune photo de maman ? Toutes celles où on me voit avec elle, elles sont coupées. Il ne reste d’elle qu’un bras ou une longue main caressante posée sur ma petite joue, mes cuisses potelées ou mon ventre grassouillet de bébé. Il paraît qu’elle découpait les photos elle-même. Elle avait horreur de se voir : elle ne se trouvait pas photogénique. Je veux bien comprendre qu’on n’aime pas son visage, mais quand c’est sur toutes, c’est suspect, non ? Heureusement que mémé en a gardé d’elle lorsqu’elle était petite, puis après adolescente, quand elle allait au lycée, et quelques-unes juste avant qu’elle ne rencontre papa, sinon je crois que ça me manquerait vraiment de ne pas mettre une tête sur une absence.

     

    Ce que j’aimerais bien parfois, c’est que papa me raconte plus sa vie quand il était adolescent, ce qu’il faisait de ses journées, les potes qu’il avait, comment il se fringuait, s’il avait des idoles, où il sortait le soir, comment il passait ses vacances, s’il était comme moi à vouloir tout maîtriser, ses amours, ce qui le rendait triste. Je sais, ça peut paraître obsessionnel de vouloir connaître absolument la jeunesse de mon père, et mes potes doivent en avoir marre que je leur rabâche que j’ignore beaucoup de choses de son passé pour le comprendre vraiment. Eux, en général, ils ne savent rien de leurs pères et cela ne les dérange pas plus que ça. Ils ont appris à taire leurs interrogations devant eux. Moi, au contraire, je trouve que mon père m’incite malgré lui à le questionner sur sa vie d’ado. Je ne sais pas s’il s’en rend compte, mais le fait d’être allusif et vague lorsqu’il se met à parler de lui amplifie ma curiosité. C’est comme si on projetait un film historique devant mes yeux et qu’au moment où une péripétie inattendue allait arriver, le film s’arrêtait. Je suis frustré et je lui en veux. Qu’est-ce qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de ses histoires ? On dirait qu’il est mal à l’aise avec son passé. C’est ce que je ne comprends pas chez lui. Autant quand il me parle de mes potes, il arrive très bien à les cerner en les ayant vus une seule fois et cela m’épate, autant quand il me parle de lui, de sa jeunesse, de sa vie avec maman avant qu’elle ne meure et de ma petite enfance à moi, je l’écoute d’une oreille suspecte. J’aimerais pourtant croire ce qu’il me raconte mais je n’y parviens pas. Je doute de certaines de ses paroles. C’est très récemment que ça m’est arrivé. Je crois que ça remonte à l’année dernière, un jour que j’étais allé rendre visite à mémé. Elle m’a raconté que maman, quand elle était petite, elle était comme moi : curieuse de tout et que c’est après qu’elle s’est laissée aller et qu’elle est devenue inhibée. Alors que papa, lui, m’a toujours soutenu que c’était une femme très cultivée, coquette et avec cinquante mille idées à la seconde. Enfin bref, tout le contraire du portrait de mémé. Et je ne sais pas pourquoi, mais c’est plus la femme que mémé m’a dépeinte que j’imagine. Désespérée, marquée par un événement traumatisant que mon père ne veut pas m’avouer, elle s’est renfermée sur elle-même jusqu’à perdre le goût de vivre. Voilà comment je vois les choses. Le mariage avec papa l’aurait transformée du tout au tout, d’après mémé. Mais pourquoi donc ? Elle n’était pas obligée de rester avec lui si elle était si mal. Qui l’a poussée à continuer avec papa ? Personne ne veut répondre à mes questions. Plus je m’en pose, plus j’ai le sentiment d’inventer une histoire que personne ne comprend.

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