• Et puis puisqu’on parle de philo, j’avoue qu’au début les cours me plaisaient bien, mais maintenant je commence à saturer un peu. On dirait que les philosophes se complaisent dans un jargon qu’ils élaborent entre eux pour mieux se reconnaître et éviter ceux qui l’ignorent. On dirait qu’ils forment un groupe d’élites et qu’ils s’enferment dans un monde de concepts qui à la fin n’a plus rien à voir avec le réel. Je les soupçonne de vouloir nous perdre nous autres adolescents, comme eux-mêmes le sont. Ils n’y parviendront pas, en tout cas, pas avec moi.

    La conceptualisation philosophique est réductrice et déformatrice, je trouve. Quand je dis ça à mon prof de philo, il me rétorque sans cesse : « Que voulez-vous dire, Stéphan ? » Alors je lui explique ce que j’entends par là, mais il n’y a rien à faire, c’est comme si j’essayais de me battre contre un moulin à vent. Ses questions me laminent et mes réponses le confortent dans son sentiment de surpuissance. C’est facile de se mesurer à plus petit que soi.

    J’ai vraiment hâte d’être à la hauteur de tous ces penseurs ou donneurs de leçons. J’ai envie de tous les écraser, eux et leurs immenses complexes de supériorité. D’un autre côté, je me dis : à quoi bon vouloir à tout prix être plus fort qu’eux ? D’où me vient ce désir obscur de chercher des complications alors que j’ai tout pour être heureux ? Personne n’est capable de m’expliquer comment j’en suis arrivé là. Et puis après tout je me dis qu’on est tous les inférieurs d’autres gens qui eux-mêmes sont en dessous d’autres personnes et ainsi de suite.  

    Pourquoi, alors que j’ai à peine connu ma mère, suis-je toujours aussi attaché à sa disparition ? Treize ans plus tard, je ne peux pas m’empêcher de questionner mémé ou mon père pour savoir qui elle était. Tant que je n’aurai pas toutes les réponses à mes interrogations, je continuerai. J’ai assez peu d’éléments en réalité, à part quelques rares photos d’elle et des récits sur son enfance, je ne connais rien de sa vie d’adulte.

    Le fait que je sois né hors mariage signifie peut-être que je n’étais pas désiré. Je n’ai pas encore osé poser la question à mon père, de peur qu’il me dise la vérité. J’appréhende ses aveux. Je sens bien qu’il y avait quelque chose de pas clair entre eux deux. Mais quoi ? Encore un couple qui était ensemble sans l’avoir choisi, comme j’en vois pas mal autour de moi, avec les parents de mes potes. Eux, ils prétendent que ça ne les dérange pas, qu’ils ont toujours vu leurs parents se prendre la tête pour un oui, pour un non, et qu’à force, ils ont fini par s’y habituer. Je suis certain qu’au fond d’eux, ils aimeraient voir leur père et leur mère arrêter de se chamailler, mais ils n’osent pas l’avouer. Ou alors ils sont parvenus à un tel degré de lassitude, qu’ils en ont perdu leur sensibilité. Le recul et la patience naissent-ils ainsi, après une longue fatigue et des habitudes inconscientes ?

    La mort de maman a toujours été un tabou dans la famille. Que s’est-il passé réellement pour qu’on évite d’en parler ? Il y a maintenant treize ans qu’elle est morte. Papa a depuis refait sa vie et mémé ne porte plus le deuil depuis longtemps. Alors pourquoi ce silence ? C’est comme si elle n’avait existé pour personne. Je suis bien sorti de son ventre le deux mars mil neuf cent quatre-vingt seize à dix-neuf heures à la clinique de Courlancy de Reims. Enfin, c’est ce qu’on m’a toujours dit et c’est ce qui est écrit sur mon carnet de santé. Le nom de la sage-femme, je le connais par cœur : madame Holier Irène. Je sais que c’est rare de retenir de telles informations. Pourtant, dès que j’ouvre mon carnet, c’est bien celles-ci qui me rappellent que ma mère n’a pas accouché clandestinement, dans sa salle de bains. J’ai failli m’appeler Ludovic, mais mon père n’a pas voulu. Il paraît, d’après mémé, que c’est lui qui a tranché : il a choisi Guillaume alors que ma mère avait horreur de ce prénom-là. Elle lui en aurait même voulu pendant plusieurs mois. Quant à papa, la fois où je l’ai questionné là-dessus, il n’a rien eu d’autre à me dire que de me confier que maman était compliquée et que Guillaume était un prénom qu’ils avaient bien choisi tous les deux au cas où ils n’arriveraient pas, au dernier moment, à se mettre d’accord sur les autres qu’ils aimaient bien : Ludovic pour ma mère et Antonin pour lui. Il n’avait fait qu’appliquer ce qu’ils avaient convenu ensemble, le jour où il fallait bien me donner un nom. Mon père devait être dans l’embarras. Je l’imagine d’ici devant la sage-femme, hésitant, ne sachant que dire et repensant au dernier moment à la solution de rechange. Peut-être ne devrais-je pas toujours écouter les versions de papa et que celles de mémé sur maman, ont certainement une part de vrai. Parfois, je ne sais plus qui croire.

    Blogmarks

    2 commentaires
  • Mes potes me reprochent de trop vouloir ressembler à mon père. Ils n’ont rien compris. Ce que je veux, moi, c’est en connaître un peu plus sur lui. J’ai l’impression quand on parle ensemble, qu’il cache des choses sur son passé. Il n’en a pas la même version d’un jour à l’autre. Ce fait pas mal de temps que je m’en suis rendu compte. Maintenant, je ne me gêne plus : dès que je le surprends en flagrant délit de contradiction, je le lui fais immédiatement remarquer. Et aussitôt, il trouve une explication plausible. Résultat, je finis par douter de mes observations. Il est très fort pour ça, à tel point que je me sens stupide. Il n’y a qu’à moi que cela arrive. Je veux dire par là qu’aucun de mes potes ne doute de lui-même. Est-ce que je ne suis pas normal parce que j’ai trop tendance à exagérer la réalité ou eux me mentent-ils quand ils prétendent ne jamais douter de rien ?

    Je repense au texto que papa a envoyé à Sophie. Ça signifie qu’avec maman, il était impatient. Comment l’amour peut-il faire perdre l’impatience d’un homme ? J’aurais plutôt tendance à penser le contraire : qu’en aimant, on est impatient d’aimer encore plus. Moi, ça m’est arrivé une seule fois et ça m’avait rendu encore plus nerveux que maintenant. C’est ça aussi qui me dérange dans l’amour : l’excitation qu’il procure et du coup, la perte de contrôle de soi qu’il entraîne.

    Je voudrais toujours être maître de moi-même, de mes émotions, de mon destin et de mes sentiments. Les copains me reprochent d’être un peu trop perfectionniste. Ils ont peut-être raison. Dans la vie, je vais en baver si je ne mets pas d’eau dans mon vin, comme ils disent. Comment peut-on déjà être aussi résigné comme ils le sont quand on a encore tout l’avenir devant soi ? Ils jouent les révoltés, mais j’ai du mal à croire aux motifs de leur révolte. On dirait qu’ils se rebellent davantage contre leur impuissance à avoir une vue d’ensemble des problèmes. Notre ignorance nous rend arrogants. Jamais je n’oserais leur avouer ce que je pense sur les limites de notre réflexion qu’on croit pourtant originale ; je la trouve sectaire et bornée.

    Je me rends bien compte que seule l’intelligence sauve les hommes de la misère et il y en a plusieurs sortes d’intelligence et de misère. J’ai le sentiment d’avoir vécu ma crise d’adolescence bien avant tout le monde et qu’elle est vite passée. Je suis plus dans une phase de mutation ou quelque chose comme ça. Je me regarde me métamorphoser et cela m’angoisse. C’est affreux d’être obsédé par son image parce qu’à force on ne se reconnaît plus dans le miroir. Ce ne sont là que des restes d’adolescence et ils finiront bien par disparaître avec le temps. Rien d’inquiétant. En revanche, ce qui est fatigant c’est de chercher toujours la petite bête. Je sais pertinemment que je ne serai jamais satisfait à cent pour cent de ce côté-là. Il y aura toujours dans les problèmes que je finirai par élucider une zone d’ombre qui ne partira jamais. Je n’arrive pas à l’admettre. Il paraît que c’est ça la métaphysique. Maintenant que je le sais, ça me fait une belle jambe. Ça réconforte peut-être les profs de philo d’avoir trouvé un mot qui traduit les limites de l’entendement humain, mais moi, je suis encore plus perdu qu’avant.

    Blogmarks

    votre commentaire
  • Tu es la seule femme – parmi toutes celles que j’ai aimées – qui m’a fait perdre mon impatience. C’est grâce à l’amour que tu me donnes que tu y es parvenue. J’aimerais tant que mon amour pour toi te fasse perdre la tienne ! Voilà le SMS que j’ai trouvé par hasard dans le portable de papa, alors qu’il me l’avait prêté pour que j’envoie un texto à Ben. Il était adressé à Sophie. En volant quelques bribes de leur intimité, c’est un peu de sa vie intérieure que j’ai réussi à capturer. J’ai l’impression que ce qui obsède mon père, c’est l’impatience, qu’il a été marqué par ça. Il faut que je sache pourquoi. C’est important pour moi. Parce que je pense que j’ai dû hériter ça de lui. Il faut toujours que ça aille plus vite,  je n’aime pas attendre. Lorsque par hasard je me surprends en flagrant délit de patience, je me trouve différent et j’aimerais que ces moments soient plus nombreux, qu’ils se multiplient avec le temps. C’est fatiguant de bouger en permanence, de courir plusieurs lièvres à la fois. Mon sentiment de vide vient-il de là ? Je devrais être comblé, au contraire. Eh bien, non : je ressens après chaque empressement, une envie de remplir un nouveau vide qui vient de s’installer en moi. Je ne sais pas comment dire. Je me sens débordé par la somme de connaissances que je dois acquérir pour bien comprendre le monde autour de moi. C’est peut-être idiot comme angoisse, mais je n’arrive pas à me calmer là-dessus. Résultat des courses : j’ai vraiment du mal à me satisfaire de ma pauvre existence que je trouve très médiocre.

    Quand je vois que la majorité de mes potes se posent les bonnes questions et que les réponses qu’ils trouvent sont loin de celles auxquelles j’avais pensé, je me sens encore plus en décalage avec eux. Il y a toujours un hic qui me dérange, et c’est pour ça que je n’ai pas leur enthousiasme, et qu’ils croient que je fais la gueule. Mais non, c’est juste une histoire de détails et ça, ça me fout en l’air.

    Je les envie parfois. Je voudrais être comme eux : convaincu que le monde est divisé en deux, avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Je me dis que ce serait plus simple pour moi et que ça m’éviterait de me prendre la tête. En plus, j’aurais l’esprit plus tranquille. Elle vient peut-être de là mon impatience : de mon insatisfaction à me complaire dans cette société en  permanente contradiction et de vivre au milieu de gens que je ne pourrai jamais changer. Je suis impatient de me sortir de cette solitude : elle m’isole un peu plus chaque jour de ceux que j’aime. J’ai peur de finir misanthrope. Pourquoi faut-il toujours que je broie du noir quand tout est rose autour de moi ? Et papa, lui, il était comme moi à mon âge ? Le plus dur dans la vie, je trouve, c’est d’accepter sincèrement sa situation. Les gens prétendant haut et fort qu’ils sont heureux mentent. Au fond d’eux-mêmes, ils luttent contre des démons les empêchant de profiter à fond de l’instant présent. Si un jour je parvenais à identifier ces forces négatives sans cesse en train de freiner mon enthousiasme, je serais heureux, je crois.

    Blogmarks

    2 commentaires
  • Je voudrais que papa m’explique comment il s’y est pris, lui, pour passer ces étapes et être à ce point aussi bien dans ses baskets. Il lui en a fallu du courage pour ne pas baisser les bras et finir en dépression quand maman est morte. Son silence, sa modération, son scepticisme, sa méfiance et sa simplicité sont sa force. Vieillir et souffrir sont-ils les uniques moyens d’endiguer l’arrogance propre à l’immaturité de l’adolescence ?

    Blogmarks

    votre commentaire
  • Il y a des jours où j’ai vraiment envie de tout quitter pour ne plus me retrouver en face de moi-même. Cette image que j’ai de moi et qui me colle à la peau m’empêche d’avancer comme je voudrais. J’aimerais grandir plus vite contrairement à mes potes. Eux, ils disent que de toute manière avec ou sans diplôme, ils seront au chômage. Ils m’énervent quand ils disent ça. En plus, ils se croient malins. S’ils m’entendaient, ils me prendraient une fois de plus pour un mec en train de se la jouer différent des autres. Ce n’est pas ça, en fait. Quand je justifie mes positions, ils ne m’écoutent pas. Je leur explique que vivre ensemble, ce n’est pas forcément penser la même chose sur tout et qu’on peut appartenir à un groupe sans pour autant adhérer à toutes ses idées aveuglément. C’est ce que je leur reproche à mes potes parfois : leur manque d’ouverture d’esprit et leur radicalisation obtuse.

    Et puis il y a des jours on passe des moments tellement super qu’on a les boules quand il faut qu’on se sépare.

    J’ai l’impression que les adultes, eux, ce n’est pas comme ça au quotidien. Ils sont moins cyclothymiques, comme ils disent. Ils ont plus de force pour maîtriser leurs émotions. Ça ne les fout pas en l’air par exemple de s’engueuler avec un ami. Moi, si. Ils peuvent plus facilement se passer les uns des autres sans pour autant se sentir extrêmement seuls. Je crois que pour eux la solitude a un autre sens. Nous, on l’associe souvent au manque ou à l’absence d’amis ; ça passe quand on se retrouve entre potes, c’est un état passager. Chez les adultes, d’après ce que j’ai pu lire, voir et comprendre, c’est plus problématique. On dirait que ça fait partie d’eux et qu’ils ont appris à vivre avec sans s’en plaindre. La mère de Ben par exemple, elle l’élève seule avec ses frères et sœurs. Ils voient leur père un week-end sur deux, à Paris. C’est maintenant qu’il s’aperçoit que sa mère doit souffrir de solitude, mais qu’elle ne s’en plaint jamais. Il dit que ça se voit au fait qu’il la surprend parfois en train de se parler à elle-même. Quand elle est comme ça, il intervient rapidement et l’engueule presque parce que dit-il, ça ne se fait pas de causer aux murs. Je crois qu’il a plutôt peur qu’elle finisse par devenir folle qu’autre chose. Tous mes autres potes, lorsqu’ils me parlent d’un adulte qu’ils connaissent et qui passe son temps à se faire chier, on se demande toujours pourquoi. On dirait que c’est un trait de leur caractère qu’ils ne peuvent plus changer ; que ça vient progressivement avec l’âge ; que ça finira par nous toucher, nous aussi. Ça nous effraie de penser à ça. On ne voudrait pas que ça nous arrive.

    Dire qu’il paraît qu’on est en train de vivre nos plus belles années, nous autres adolescents ! Moi, je n’ai qu’une hâte : qu’elles passent le plus vite possible et que je me sorte enfin de ces tergiversations sans nom dans lesquelles je m’englue jour après jour. En même temps, je sens très bien qu’une fois indépendant, je devrai régler d’autres problèmes et assumer de nouvelles charges. Je n’ai pas peur de la surcharge de travail et de responsabilité. En revanche, je redoute la monotonie dans laquelle ils m’enfermeront. Il va falloir que je trouve une échappatoire. Je sais d’avance que cela va prendre du temps. Les choses que j’aime à dix-sept ans seront-elles les mêmes à trente ans ? Que deviennent nos goûts avec le temps ? De la nostalgie qui empêche de grandir sereinement ? J’espère que non.

    Blogmarks

    votre commentaire