• En équilibre constant 6

     

     

    Jamais il n’emploie le mot amour lorsqu’il évoque sa relation avec maman. Il ne me reste d’elle qu’un souvenir très flou de femme ordinaire : une robe noire sous un ciré jaune m’attendant impatiemment devant la grille d’entrée de l’école maternelle. Son visage est comme un feu follet s’agitant au moindre mouvement de ma mémoire, telle une feuille morte balayée par un vent automnal et dansant un peu plus loin, près d’un immense chêne. Je me demande encore si cette vision est bien réelle ou si elle ne provient pas tout simplement d’un de mes nombreux cauchemars d’enfant.

    On m’a raconté que pour l’enterrement de ma mère, mon père avait tenu à ce que j’aille à l’école. La vie devait continuer comme elle avait commencé pour moi : dans l’insouciance et la joie de vivre. Je n’ai jamais vu mon père triste et cela m’a troublé plusieurs années après. Qu’éprouvait-il pour maman ? Quand il me dit que l’absence est une espèce de présence muette : elle ne cesse de le harceler, j’aimerais le croire. Encore une formule toute faite et elle ne veut rien dire quand on est comme moi à la recherche de la vérité. Je ne peux pas lui reprocher ça à papa : le don de fabriquer des aphorismes spontanés. Sur le coup, ça m’énerve, mais après, j’y pense longtemps, comme des citations d’écrivain reviennent comme ça, on ne sait comment, et d’un seul coup éclairent la médiocrité de la vie pour la rendre plus belle et gracieuse. Je n’aime pas être partagé entre l’agacement que suscite la facilité des belles phrases bien pensées et l’émerveillement que provoquent leurs échos, la nuit, quand il ne me reste plus qu’elles avant que je trouve enfin le sommeil. Papa ne se rend pas compte que les explications qu’il me donne ne me satisfont pas toujours à cent pour cent. Je reconnais que je dois être un fils pénible à  vouloir connaître à tout prix la vérité sur mes origines. Les circonstances de la mort de maman, les conneries de papa, son adolescence, son enfance, ses sentiments et ma venue au monde. Ses peurs bien que maintes fois abordées ne parviennent pas à calmer mes craintes de mensonge que j’éprouve depuis que je suis petit. Il paraît qu’à l’adolescence  on se demande tous si nos parents sont réellement les nôtres. J’ai déjà parlé de ça à mes potes et c’est vrai qu’ils ont tous eu une fois ce doute et que ça leur est passé. Le problème, c’est que moi ça reste, ça ne disparaît pas avec les années. Je dirais même que ça empire. Tant que je ne serai pas rassuré de ce côté-là, je continuerai à interroger mon père. Pourquoi n’a-t-il pas une seule photo de maman dans ses albums ? Heureusement que mémé, elle, elle m’en a tout de suite montré dès que je suis allé en vacances chez elle, sinon j’aurais fini par me dire que ma mère n’avait jamais existé ; que j’étais sorti du ventre d’un rêve et que mon histoire n’était qu’une illusion de plus.

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 31 Août 2016 à 06:42

    Tiens, je découvre ce questionnement de l'ado par rapport à ses parents véritables ou pas. Je ne me l'étais jamais posé, pour ma part. J'ai perdu mon père à 17 ans et la réaction de ma mère m'étonnait, qui sans doute voulait cacher sa tristesse dans une agitation artificielle, en évoquant et réglant tous les détails du retour du corps, des funérailles, etc. J'ai beaucoup souffert, mais je ne le savais pas !

      • Mercredi 31 Août 2016 à 06:45

        J'ai beaucoup souffert, mais je ne le savais pas ! Très belle phrase qui pourrait être le titre d'un livre. Merci, Serge !

    2
    Mercredi 31 Août 2016 à 07:57

    N'hésite pas à t'en servir si l'occasion s'en présente.

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