• Il m’intrigua pendant toute mon adolescence. Ses réflexions laissaient les gens pantois. Je sentais qu’elles sortaient du cœur, et c’était le cas de le dire. Pour moi, il mourrait à trente-neuf ans comme Boris Vian. Il le rabâchait tellement souvent qu’il ne pouvait pas en être autrement. Son pressentiment de mort imminente ne m’avait pas étonné outre mesure : il approchait des trente-neuf ans et c’était inscrit dans la logique d’une étonnante programmation.

     

    À quinze ans, je n’étais pas comme lui obsédé par des idées noires : il voulait se sentir partir dans le monde de l’au-delà.  Mourir en se taillant les veines était selon lui le meilleur moyen d’y parvenir vraiment.  Ainsi se serait-il lentement vidé de son sang de manière consciente et aurait-il mieux participé au spectacle de son décès.

    C’est la première fois que j’avais un copain suicidaire et au moment de l’adolescence, ça marque. Ces images de sang me poursuivirent plusieurs années après, pourtant il n’y avait fait allusion qu’une fois à cette histoire de veines taillées. J’associai longtemps l’évocation du sang à l’idée de suicide.

     

    Lorsqu’il me parla du Chien Andalou qu’il découvrit à l’exposition Dali au Centre Pompidou, je fus bouleversé. J’ignorais que de tels films existaient. Je voulus le voir moi aussi, mais hélas ceci ne se produisit pas. Faute de mieux, je me plongeai dans la littérature surréaliste et à force j’en fus dégoûté. Je trouvais ça trop facile. Le jour où j’appris que l’écriture automatique était un mensonge surréaliste, je tombai de haut.

    Je crois que mon dégoût pour ce mouvement vient en partie de là.

     

    Les nouvelles que nous écrivions à trois pendant les cours de maths, et de philo en terminale, ressemblaient à des textes dadaïstes. Forcément. Chacun y mettait de ses fantasmes avec son style à lui, et cela nous donnait des idées pour poursuivre un récit complètement excentrique et bourré de métaphores plus ou moins bien venues. Les cadavres exquis qui naissaient ainsi étaient de véritables perles d’exercice de style pour écrivains en herbe. Nos profs ne s’apercevaient de rien. Et nous restâmes aussi nuls en maths et en  philosophie.

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  • Les obsèques auront lieu demain. Le transport de son corps du funérarium de l’hôpital de Soissons au cimetière de Villers se fera par une société de pompes funèbres prise au hasard parmi les moins chères de la région. C’est texto ce que m’a annoncé Annie. Elles vont se débrouiller pour les frais. Je leur ai bien fait comprendre que j’étais prêt à participer aux dépenses. Après tout, c’était mon meilleur pote. Et j’ai dit ça de bon cœur.  Elles n’ont pas réagi et ça m’a gêné. Je trouve qu’il n’y a rien de plus humiliant, de plus ambigu et de plus dégradant que de ne rien répondre à celui qui se porte sincèrement volontaire pour apporter son aide, quelle qu’elle soit, même financière. Dans ces cas-là, j’ai envie de réitérer ma gentille proposition en gueulant très fort, mais comme je ne suis pas du genre à insister, je laisse tomber. Je n’en demeure pas moins agacé. Elles sont bizarres ses sœurs. Leurs relations étaient mystérieuses. Quand ses parents vivaient encore, c’était la même chose. Fabrice était très pudique dès qu’il parlait de sa mère ou de son père.

     

    L’arrivée du corbillard au cimetière est prévue pour quinze heures. Normalement, d’après ce que j’ai pu comprendre, on devrait être six : ses deux sœurs, moi et deux autres copains et son cardiologue. Aucun avis de décès n’est paru dans la presse locale.  Fabrice sera enterré près de l’ex-tombeau d’Alexandre Dumas transféré depuis au Panthéon. Pas fait exprès. En plus c’était son auteur préféré quand il était gamin. Reposer près de celui qui l’avait émerveillé enfant, il n’en demandait pas tant.

     

    Il avait adoré Jules Verne aussi. Il lui arrivait parfois de relire certains de ses romans quand il n’avait plus rien à se mettre sous les yeux. Il ne s’en lassait pas. C’était un grand lecteur, il passait ses nuits à dévorer les livres. Je n’ai jamais su si c’était pour soigner ses insomnies ou s’il était devenu insomniaque par amour pour la littérature. 

    J’aurais dû le prendre plus au sérieux quand il y a un mois il m’avait annoncé au téléphone qu’il sentait qu’il allait bientôt crever. Sur le coup j’ai pensé que c’était encore là une ruse de sa part pour parler de la mort : elle le hantait tant. Et puis au moment où il m’a fait cet aveu, j’ai pensé tout de suite à ce qu’il me répétait souvent quand on était au lycée, Moi, je mourrai d’une attaque cardiaque à trente-neuf ans comme Boris Vian.

     

     

     

     

     

     

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  • Il n’était pas vieux : il allait avoir trente-huit ans. L’hypertension dont il souffrait avait fini par être soignée par de nouveaux bêtabloquants. Il avait des rendez-vous réguliers chez son cardiologue. Ils étaient même devenus amis et se voyaient parfois en dehors des consultations.

    Fabrice était un artiste ; un artiste de l’inachevé ; un artiste qui ne voulait plus entendre parler d’art. Pour cause, il n’avait rien produit depuis plus de dix ans. J’ai toujours trouvé son mutisme fascinant. Parvenu au bout de son projet artistique, il s’était résigné à survivre vaille que vaille. Oui, c’est ce qu’il prétendait. Arrêter de créer pour un artiste revenait à entamer une longue survie vide de sens, pensait-il. 

    À l’époque, tous les gens qu’il trouvait sympa venaient se faire tirer le portrait chez lui. Ils étaient libres de composer leurs décors et décidaient seuls de leur mise en scène. Lui se contentait de les prendre en photo, une fois leur travail terminé.

    Il m’avait photographié debout, grimaçant, enveloppé d’un long drap blanc. Avec ma tête dépassant de mon costume de momie, je ressemblais à un vers de terre humain qui venait de se prendre un coup de bêche derrière les étiquettes. Tu vas être pas mal à mon avis, m’avait-il confié, souriant et fier de lui. Ce compliment venant de sa part m’avait touché : j’étais heureux d’avoir pu l’inspirer à ce point.

    L’exposition qu’il avait organisée cette fois-là avait eu lieu dans son grenier. Je m’en souviens encore. Il avait photographié plus de cent personnes et les tirages avaient été d’une grande qualité. Un vrai travail de professionnel. Il y avait eu énormément de monde au vernissage. Avec le temps, les photos avaient fini par jaunir. Elles étaient restées plus d’un an, comme ça, accrochées aux murs. Le jour où il les décrocha, j’étais là. Quel gâchis !  pensai-je. Puis, il les rangea machinalement dans un carton qu’il ferma grossièrement avec du vieux scotch. Il était comme ça, expéditif. 

     

    Sa modestie l’empêchait de croire que ses œuvres étaient intéressantes. On avait beau lui répéter que son travail était digne de celui d’un grand artiste, il ne changeait pas d’avis pour autant. Au contraire il s’entêtait encore plus. Sans doute était-ce dû à son goût pour la contrariété et la contradiction. Un jour il disait noir et le lendemain, il pensait blanc. Toujours très virulent dans ses démonstrations. Inattendu surtout. Mais honnête avec lui-même. Il cachait son tempérament romantique derrière une attitude cynique pas toujours bien maîtrisée. Ses failles étaient alors plus visibles ; il était attachant.

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  • Mon meilleur ami vient de mourir ; sa sœur, Annie, m’a annoncé la nouvelle au téléphone. Je ne me souviens plus de ce que je lui ai répondu. Elle pleurait. Ça, j’en suis sûr. J’ai raccroché et j’ai rappelé juste après pour avoir confirmation. Son autre sœur, Delphine, a décroché cette fois. Elle était surprise. Je lui ai demandé de m’excuser. Elle a compris. Elle avait l’air moins choqué que Annie. Elle a bien confirmé le décès de son frère, Fabrice Duverger. J’ai senti comme un immense poids me tomber subitement sur les épaules. Impossible de faire quoi que ce soit, j’avais envie de pleurer, j’étais confus. Les mots qu’on dit dans ces moments-là ne sont pas venus. J’avais l’impression qu’elle attendait quelque chose de moi et je n’avais rien à lui proposer, j’ai bafouillé et puis j’ai raccroché. Je voulais rappeler sur le coup, histoire d’avoir une nouvelle fois confirmation. J’ai attendu tout en imaginant son visage de mort. J’avais les mêmes frissons que ceux qu’on ressent quand on commence à être fébrile.

    Le cyclone est passé comme il est venu, en laissant derrière lui plusieurs maisons ravagées et des souches d’arbres complètement déchiquetées. Eh oui, on a à l’intérieur de soi des paysages étrangement semblables à ceux du dehors. Avant je n’aurais jamais songé, voire osé faire une telle comparaison.

     Une partie de moi-même est désormais sinistrée.

     

    Je rappellerai demain pour savoir comment elles comptent organiser les funérailles. Savaient-elles qu’il voulait qu’on enterre une de ses jambes à Strasbourg, et l’autre à Bordeaux, un bras à Limoges, et le deuxième à Dunkerque, sa tête à Paris, ses pieds à Marseille, son ventre à Toulon, ses yeux à Rennes, son sexe au Cap d’Agde et son cœur dans sa ville natale : Villers-Cotterêts ? C’est ce qu’il disait toujours en plaisantant. Je trouvais son idée très bonne, comme toutes celles qu’il avait d’ailleurs. Cela m’amusait et lui encore plus.

     

    Maintenant il est mort pour de vrai et je vois mal ses sœurs  exaucer ses dernières volontés loufoques. Premièrement pour des raisons pratiques, faciles à comprendre et deuxièmement parce qu’elles ignoraient, c’est sûr, qu’il rêvait que son corps soit déchiqueté et  éparpillé dans toute la France.  Et puis comme c’est un accident, il n’a pas laissé de testament. Je sais déjà que je ne participerai pas à une cérémonie originale. Dommage : il la mérite.

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  • dans ta bulle je vois tes nerfs

    ton cœur gros sortir par les yeux

    tu retiens des pirogues en buvant

    dans ton bol orange la mer por-

    teuse là juste après les articula-

    tions entre le corps et l’âme là

    à nu l’abdomen de l’amour sur

    la rocaille d’hier a fait saigner

    jusqu’aux croûtes la possibilité

    d’un embarquement s’échapper

    de derrière cette grille en habi-

    tant ce monde avec moi tous les

    deux comme au temps des

     autoroutes sous ta robe debout

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