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    - C’est vrai, les hyper sensibles ont cet avantage par rapport aux autres : ils ont au fond d’eux-mêmes des ressources insoupçonnables et elles leur permettent d’affronter les plus grandes difficultés.

    - Elle doit tenir ça de moi. Je lui expliquerai qu’au début on croit que c’est un défaut, mais qu’avec le temps ça devient une vraie qualité humaine.

    Damien réfléchit. C’est une des premières fois où il entend sa femme se projeter dans l’avenir en parlant de Léa. Jusqu’à présent lorsque ça arrivait, elle finissait en pleurs.

    Il lui sourit, la prend dans ses bras et là on voit des larmes couler de ses yeux. Il espère que ce sont celles de l’émotion et pas les autres, habituelles, celles de la tristesse en train de revenir.

    -                    C’est grâce à toi si je progresse, mon amour.

    -                    Non, c’est grâce à toi-même, Danielle, lui répond Christian, moi je ne peux que t’écouter et essayer de te comprendre. C’est tout ce que je peux faire.

    -                    Comment arrives-tu à être constamment d’humeur égale ? Je t’admire aussi pour ça. Tu as une force intérieure…

    -                    … qui n’est rien d’autre qu’un incessant combat intérieur entre mes pulsions animales et ma courtoisie raisonnable. Au fond tout se passe chez moi dans l’ombre d’une guerre invisible m’obligeant, à force de luttes, à conquérir des parties d’équilibre que j’essaie jour après jour de rassembler les unes aux autres dans le but ultime de former un soir, avec tous ces petits morceaux recollés le plus méticuleusement possible, un sosie de moi-même transformé en funambule extraordinaire, voyageant d’un bout à l’autre du fil de la vie sans jamais tomber dans le vide.

    -                    Tu veux dire que tu n’es pas content de ta propre image et que tu vis dans l’espoir de la changer ?

    -                    Je crois en la discipline. Elle seule peut nous sauver du marasme de l’existence. J’espère que Léa en aura elle aussi. Si seulement je pouvais lui transmettre cette douce assiduité de la rigueur à laquelle je crois fermement, je pense que je serais fier de moi.

    -                    Elle sera obligée d’en avoir…

    -                    Le plus difficile, pour elle, dépendante en plus des contraintes quotidiennes imposées par sa maladie, sera qu’elle trouve, grâce à son hyper sensibilité justement, un moyen d’atténuer le côté rébarbatif des traitements qu’elle devra suivre. Tous les jours, elle nous montre qu’elle a une imagination fantastique.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

     

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    - Tu te rends compte Damien, Léa n’a que trois ans et j’ai l’impression qu’il y a un siècle qu’elle est née. Il ne se passe pas une seule heure sans que je ne pense à elle, à sa santé, à la chance qu’elle a eue de ne pas avoir été opérée de son iléus au CHU, à toutes ces précautions que je rêve de ne plus prendre un jour pour vivre enfin une vie de mère normale. C’est ça qui remplit silencieusement mes songes et accélère la course du temps dans mes sentiments. Parfois je crois rêver : je trouve que Léa paraît plus âgée. Elle a des réflexions sidérantes. Où va-t-elle chercher tout ça ?

    - Autour d’elle, chérie. On parle à longueur de journée entre nous de choses abstraites en employant un vocabulaire qu’aucun enfant ne serait capable de répéter s’il ne l’entendait pas. Sauf Léa : elle se tape ses parents du matin au soir et leurs discours avec. À force ça rentre comme dans du beurre dans sa petite tête de fille très éveillée. Les seuls moments où elle est avec sa nounou, elle nous revient avec les mots et les expressions qu’elle entend chez elle. C’est une éponge cette gamine, comme tous les enfants, mais elle, elle va particulièrement vite pour s’imprégner du milieu ambiant.

    - Tu crois que ça va l’aider pour sa maladie ?

    - Qu’est-ce que tu veux dire ?

    - Que sa bonne compréhension du monde va lui permettre de mieux anticiper les risques ; je veux dire les enjeux de l’hygiène, de la régularité des soins, etc ?

    - Elle sait déjà qu’elle a une maladie grave. C’est pour ça à mon avis qu’elle est différente des autres petites filles de son âge.

    - Je pense aussi qu’elle sait depuis le début qu’elle n’est pas comme les autres.

    - Quand on parle entre nous et qu’on dit qu’on est épatés par son sixième sens, en fait on veut certainement dire qu’on est émerveillés par son hyper sensibilité et ça oui, c’est un atout pour moi dans la vie, même si parfois elle aura le sentiment du contraire, qu’elle souffre trop à cause de ça. C’est sûr qu’elle nous reprochera ça aussi adolescente, je veux dire qu’on l’ait faite si épidermique.

    - D’un autre côté, elle sera armée pour affronter les moments plus délicats qui l’attendront plus tard.

    (Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

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    Le soir avant d’aller se coucher, Danielle lit une histoire à Léa. Ce sont sans cesse les mêmes qu’elle veut que sa mère lui raconte. Des histoires de personnages à qui il arrive les aventures les plus banales du monde.

    Aujourd’hui, elle demande subitement à Danielle sur le point de quitter la chambre :

    -          Pourquoi tu m’as eue, maman ?

    Danielle est surprise par la question. Elle imaginait que Léa la lui aurait posée bien plus tard, à l’adolescence ou juste avant, mais pas à trois ans.

    Elle reprend ses esprits, puis déclare :

    - Parce que papa et moi, on était tellement amoureux qu’on a décidé d’avoir un enfant.

    Apparemment cette explication semble satisfaire Léa ; elle sourit à sa mère.

    Danielle est émue et ajoute :

    - Et quand tu es née, on était encore plus contents de t’avoir faite : tu étais tellement ravissante. D’ailleurs ça continue, ma chérie, plus tu grandis, plus on te trouve exceptionnelle. Papa et moi sommes très fiers de toi.

    Léa est aux anges. Elle se sent rassurée, prend sa poupée en tissu par les jambes, la frotte contre son visage – comme à chaque fois qu’elle est touchée par un compliment maternel - et lui susurre à l’oreille :

    -          Moi aussi je t’aime, ma chérie.

    Danielle se sent également soulagée. Sa fille ne pourra jamais lui reprocher de ne pas lui avoir expliqué d’où elle vient et pourquoi elle a été conçue.

    (Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    Chacun son refuge. Chacun ses croyances. Chacun ses espoirs. Danielle apparaîtra dans mon film comme une mère tiraillée, amoureuse, désespérée, subitement enthousiaste, d’une humeur oscillant en permanence entre tristesse accablante et passion salvatrice. Ses paroles seront toujours source d’inspiration pour son mari. Elles permettront à Damien d’affûter son regard sur le monde, de préciser son projet artistique, d’abandonner sa propension à voir les choses en noir et d’attiser son amour pour elle.

    Léa au milieu d’eux deux - tel un radeau vivant vidé de ses passagers -, partira à la dérive pendant qu’ils nageront chacun de leur côté, à contre-courant et de toutes leurs forces dans l’espoir de  le rejoindre enfin et de le ramener au plus vite vers des eaux moins déchaînées. Chaque jour filmé sera un jour de pris à la tempête prévue.

    (Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    -                    Je trouve qu’elle est très endurante, non ? dit-il à Danielle.

    -                    Elle est formidable.

    -                    C’est pas évident quand même, à son âge !

    -                    Elle n’est vraiment pas essoufflée !

    -                    Non. En plus, elle ne tousse jamais quand elle fait des efforts physiques. C’est incroyable.

    -                    Peut-être que ça continuera comme ça toute sa vie. Qu’elle ne sera qu’insuffisante pancréatique mais que côté bronches, elle aura de la chance, s’empresse d’ajouter Danielle, une lueur d’espoir dans les yeux.

    -                    Oui, peut-être, dit mollement Damien.

    À ces mots, la lumière disparaît du regard de Danielle. L’incertitude de son mari l’attriste. Elle aurait aimé qu’il soit plus optimiste, plus rassurant que les médecins. On dirait que c’est ce qu’il a appris à leur contact : à développer une certaine circonspection à tous les égards et que cela lui plaît de leur ressembler - de ce point de vue-là.

    (Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

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