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    - N’y a-t-il pas un autre moyen de créer ? demande Martin à son père ayant encore en mémoire l’aphorisme qu’il vient de lui balancer. Mais à chaque fois qu’il essaie de lui expliquer des choses personnelles, il s’emmêle les pinceaux. Il n’est jamais content de lui, il s’embarque dans des explications très éloignées de ce qu’il voulait dire au départ. 

    La non réponse de son père ne l’inquiète pas. Il poursuit :

    - Faudra que je te fasse écouter un nouveau groupe. Je suis sûr que ça te plaira.

    Son père lui demande :

    - C’est quel genre ?

    - Je peux pas dire vraiment, mais comme en général on a les mêmes goûts et que moi j’ai complètement halluciné en l’écoutant la première fois, je suis sûr que toi aussi ça te fera la même chose.

    - Si tu le dis…

    Il sait au fond que son fils a raison ; qu’il aimera ce nouveau groupe comme tous ceux qu’il lui a fait découvrir et dont il écoute régulièrement les CD en roulant. Au moment où ils descendent de la voiture et qu’il observe Martin, son père regrette de ne pas avoir ce détachement, cette insouciance qu’il envie chez son fils. Alors que lui, il est obligé de se creuser la tête pendant des mois et des mois pour trouver ne serait-ce qu’une petite idée tout juste satisfaisante qu’il lui faudra triturer dans tous les sens histoire d’en extraire quelque chose d’un peu valable à retravailler encore et encore pour la rendre artistique et montrable.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

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    En pleine discussion avec son père – on imagine qu’ils rentrent tous les deux du lycée où son fils est interne durant la semaine -, Martin lui balance un aphorisme qu’il a trouvé la veille juste avant de s’endormir. Et son père reste coi d’admiration, en fixant la route devant lui. Seuls son regard illuminé et sa mine réjouie font comprendre qu’il est d’accord avec lui, mais il ne lui dit pas. Comme souvent quand ils sont ensemble et qu’ils discutent.

    Les écrivains sont des pornographes de l’âme humaine : ils la décrivent sous toutes ses coutures, dans toutes ses positions pour l’unique plaisir d’obsédés d’irréel. Voilà ce qui le gêne dans la littérature, lui confie t-il, le travail de voyeuriste que l’auteur est obligé de fournir pour qu’on l’écoute un peu.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    Je voudrais surtout que Damien apparaisse comme une ombre discrète mais toujours là. On le devinerait parmi la foule déchaînée  en train d’applaudir ou de secouer la tête au rythme des guitares, les yeux fixés sur son fils et plus particulièrement sur sa main gauche qui monte et qui descend sur les cordes du manche de son instrument.

    Le rêve d’un homme a des prolongements inattendus que la naissance de son enfant  perpétue d’une certaine manière. Comment autant de points communs peuvent-ils en l’espace d’une seule génération se télescoper sans aucune concertation ?

    Le père devra être en même temps spectateur de ce gigantesque carambolage des sens. La musique agira comme un contrepoint : elle fera prendre la mayonnaise des émotions. Je recherche l’image la plus à même d’incarner cette abstraite alchimie. Je ne trouve rien de mieux que  la musique que Martin a écrite pour The Scatterbrained ; elle poursuit les pensées du père, telle une voix venue d’ailleurs. En plus, elle se prête particulièrement bien à ces drôles de correspondances entre la vie d’un adolescent et les vieux rêves d’un père.

    Je ne sais pas comment filmer la résonance d’un tel écho. Il y a autre chose que des souvenirs : ceux-ci n’apporteraient rien à personne, ni au personnage du père, ni au public. La musique a une force évocatrice que l’image ne traduit pas toujours comme il faut. Mon rôle est de trouver un équilibre entre la tentation de l’abstraction personnelle et la figuration universelle. Je dois lutter contre ces deux tendances dont mon œuvre toute entière est empreinte. Certains me font le reproche d’être trop anecdotique et d’autres trop cérébral. Créer n’est-il pas justement une variation oscillant entre ces deux bornes ? J’entends déjà les critiques m’échauffer les oreilles avant la sortie même du film. On a beau dire qu’on en n’a rien à foutre de leurs remarques à la con, de leurs références à la mords-moi-le-nœud, ça nous touche toujours en plein cœur, tout ça. Plus je filme, plus je tends le dos à chaque fois qu’on annonce la sortie de mon nouveau long métrage. Je devrais au contraire être blindé et poursuivre ma route coûte que coûte. Ma réputation est faite et plus rien ne pourra la changer. C’est comme ça en art : on met du temps à se faire connaître, mais une fois qu’on est accepté – à des degrés divers, bien sûr -, notre image est immortelle. Car qui sommes-nous vraiment pour notre public, nous autres artistes, sinon de vagues images plus ou moins proprettes des fantasmes des uns et des autres collant et se décollant à nos inconscients collectifs ? Que cherchons-nous à atteindre en créant sinon la glu sublime de notre imaginaire : elle permettra à ceux  ne jurant que par elle – dieu seul sait pourquoi - de se fixer un peu mieux dans le réel ?

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    -                    Elle a un besoin d’être aimée tellement fort !

    -                    Je ne sais pas s’il est plus fort chez elle que chez les autres, mais en tout cas c’est vrai, elle, elle l’exprime ouvertement. Elle s’angoisse à l’idée qu’on pourrait ne pas l’aimer. L’autre jour elle a passé tous les gens qu’on connaît en revue pour savoir si chacun d’entre eux l’aimait.

    -                    Je sais, elle m’a déjà fait le coup il y a plusieurs mois, elle n’avait pas encore trois ans.

    -                    J’essaie de me rappeler comment j’étais à son âge, mais il n’y a rien à faire, aucun souvenir.

    -                    Je ne savais pas qu’en ayant un enfant on était à ce point aussi accroché à lui.

    -                    Eux changent nos vies, je le pense moi aussi.

    -                    Comment tu fais, Damien, pour ne jamais être triste quand tu penses à Léa ?

    -                    La tristesse n’est pas toujours visible chez moi. J’ai appris en tournant des films à m’en servir pour la dépasser. Mais ce que je peux te dire c’est que je crois beaucoup en la recherche et  ça m’aide à dissimuler ma tristesse en plus des films que je réalise.

    -                    Oui, mais comme tu ne tournes pratiquement plus rien depuis trois ans, à part un téléfilm, ça veut dire que la recherche suffit à apaiser ta tristesse ?

    -                    C’est pas parce que je ne tourne pas que je ne fais pas de cinéma. Tu sais quand tu exerces ce métier, tu t’engages à vie, même si tu ne sors pas de films pendant des années. La caméra elle poursuit son film intérieurement. C’est même fatigant par moment de ne plus savoir si on est dans le réel ou la fiction.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    -                    C’est comme un oiseau qu’on garde en cage malgré lui, dit Danielle.

    -                    Un jour, elle volera de ses propres ailes, crois-moi, lui répond Damien.

    -                    Tu veux dire qu’elle se contaminera au contact des autres.

    -                    C’est pas une vie pour elle, de ne voir que ses parents. En tout cas, c’est une vie différente de celles des petites filles de son âge.

    -                    Elle ne veut que ça, au square, jouer avec les autres mais en même temps, elle ne sait pas comment s’y prendre pour les approcher. Quand les petits garçons l’abordent – parce que c’est toujours des gamins d’un ou deux ans de plus qu’elle qui vont vers elle -, elle ne répond même pas à leurs questions. Elle les toise comme une bête sauvage et forcément à la fin elle se retrouve seule, tout le monde l’évite ou la regarde de travers alors que je sens bien qu’au fond d’elle, elle ne voudrait que ça, avoir des copains et jouer avec eux à leurs jeux de ballon. Elle me demande toujours d’aller au square pour voir les garçons. Les filles, elle s’en fout, on dirait. Il va falloir qu’ils aient de l’imagination  ceux-là pour réussir à la séduire…

    -                    Remarque, elle a un public à ses pieds vingt-quatre heures sur vingt-quatre : on l’applaudit quoi qu’elle fasse.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

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