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    Damien n’avait pas pensé à cette éventualité. Danielle est morte de rire. Léa attend une explication rassurante. Son père jubile à l’idée d’imaginer les élèves qui, au bout d’un certain temps passé à l’école deviendraient des bêtes domestiques. Il aurait envie de jouer avec elle sur son interprétation du mot Maître mais Danielle l’en empêche et reprend avec elle  les explications de manière plus nuancée.

    - Maître ça a deux sens, Léa. Ça veut dire maître d’école ou responsable d’animaux. Si tu veux c’est la personne, à la maison, qui s’occupe le plus d’eux, leur donne à manger, les sort pour qu’elle fasse leurs besoins, nettoie leurs gamelles, les emmène chez le vétérinaire quand elles sont malades. Tu comprends ?

    Comme d’habitude, Léa ne répond pas à la question mais reste songeuse, abandonnée au signifié un peu obscur du mot : telle une balle de flipper, il rebondit dans sa tête avec toutes les histoires et les images allant avec.

    Le vent fait chavirer au loin les faux papillons dessinant de leurs longues queues flottantes des fresques imaginaires dans les nuages.

    Cet interlude a le don de couper les jambes à Léa. Elle n’a plus envie de courir même encouragée par son père. Il la prend dans ses bras, pose sa main sur sa poitrine pour entendre battre son cœur. Danielle comprend que son mari vérifie quelque chose. Inquiète elle le regarde. Il la rassure. Il voulait juste savoir si tout allait bien après cette longue course en solitaire.

    (Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    -          Allez on fait la course, Léa ? demande Damien.

    À peine a-t-il fini sa phrase que la voilà déjà partie à toute allure devant lui. Il l’observe comme le fait la canne avec son caneton prenant le large pour la première fois.

    Ses petites pattes légèrement tannées par l’air marin ressortent au-dessus des tennis en toile blanche.

    Elle ne tousse pas, revient en courant et en redemande à son père jouant le rôle de juge. Il fait semblant de courir derrière elle et de ne pas arriver à la dépasser. Cela l’amuse. Elle doit penser que son père va la manger comme ça arrive l’hiver, sur le lit, pour la distraire et la faire écrouler de rire. Insatiable en Chaperon Rouge comme en coureuse de fond, ses yeux pétillent, sa grande bouche sourit, tel un clown, semblable à ceux qu’on voit dessinés sur les affichettes multicolores placardées  au dos des poteaux électriques, aux abords des terrains de camping quand on circule en voiture dans les Landes pendant l’été.

    Oui, la bouche du clown est expressive autant que le sont les jambes de Léa courant joyeusement sur le bitume chaud du chemin vers la plage murée d’une dune à gauche, avec au-dessus de celle-ci de capricieux cerfs-volants dont certains piquent du nez et disparaissent subitement.

    Léa est essoufflée. Elle a failli rentrer dans un baigneur revenant d’aller surfer, sa planche à la main et cela l’a effrayée. Elle reste immobile, suivant du regard le garçon en train de continuer, lui, paisiblement sa route. Christian lui demande de reprendre son souffle. Elle lui répond qu’elle veut encore courir, qu’il doit l’attraper et lui manger le cou devant tout le monde. Bien sûr son père est aux anges. Il lui répond que s’il l’attrape, il la mangera entière et il ne laissera que les os pour les chiens errants.

    -          C’est quoi des chiens errants, lui demande-t-elle.

    -                    Des chiens sans maître qui sont perdus, lui répond-il. Cette explication semble ne pas la satisfaire complètement. C’est le mot Maître qu’elle ne comprend pas.

    -                    Ils vont à l’école les chiens ? lui dit-elle.

    -                    On appelle maître, les gens qui s’occupent de leurs chats, ou de leurs chiens.

    -                    On devient un chat ou un chien quand on est à l’école ?

    (Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    Le pouvoir de l’art auquel croit Damien n’est que théorique face à la maladie de sa fille. Il se rend compte qu’il est fragile et pourtant bel et bien là même s’il est réduit à sa plus simple expression. Depuis que Léa est née, il n’a pas tourné un seul film. Ce ne sont pourtant pas les idées qui manquent.

    Si Danielle se sent poursuivie par la malchance, Damien, lui, n’a jamais vécu aussi longtemps dans l’espoir d’avoir un jour sa vie complétement bouleversée par la découverte d’un traitement que les médias annonceraient sur plusieurs ondes comme le remède miracle contre la mucoviscidose.

    Je le filmerai souvent avec un bruit sonore derrière lui, celui de France Info passant en boucle des informations jamais en rapport avec la maladie. Elles seraient un moyen de croire au sursis des dépêches miraculeuses.

    De plus en plus connecté à Internet, il passera son temps surinformé, à épier la moindre parole, le moindre mot, la moindre image qui lui fera sortir la tête de l’eau. Ça sera ma manière d’évoquer l’apnée contagieuse, même si pour l’instant Léa n’est pas atteinte d’insuffisance respiratoire.

    C’est maintenant que je prends conscience de ce que signifie l’expression être en bonne santé. Je mesure la chance que j’ai d’avoir eu deux autres enfants sans problèmes génétiques. Cela contribue à m’apaiser un peu, puis le manège des images obsédantes de complications prévisibles, de traitements plus lourds année après année, de temps qu’il manquera peut-être, se met à tourner comme un fou dans ma tête de père à l’imagination bridée.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    - Remarque, d’un autre côté, qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’autre ? Le plus gros du travail, c’est-à-dire identifier les mutations responsables, a été fait. Il ne reste plus qu’à expliquer aux parents que les lois de la génétique sont sans appel et qu’on n’est coupables de rien, que tout vient des ancêtres.

    - Je sais pas si ça te fait ça toi aussi, mais moi au bout d’un moment à force d’entendre parler du côté technique de la maladie, ça finit par ne plus me toucher. J’ai l’impression d’avoir en face de moi des horlogers attachés à expliquer le fonctionnement compliqué du mécanisme et ça s’arrête là : ils sont incapables de réparer la panne. Moi ça me décourage les discours scientifiques des médecins qu’on voit.

    - Moi, ça me fait tenir, au contraire. J’ai besoin de comprendre pour me sentir apaisé. Si on avait eu une petite fille atteinte d’une maladie orpheline, là, les explications horlogères comme tu dis, nous manqueraient énormément, et ça serait plus dur à vivre. Tous les jours je me dis qu’on a eu de la chance par rapport à d’autres parents qui mettent au monde des enfants malades et pour lesquels aucun programme de recherche n’existe.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour. )

     

     

     

     

     

     

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    - Je ne trouve pas qu’elle me ressemble. C’est plutôt un mélange inespéré et bien dosé de nous deux.

    - Tous les jours je me dis que j’ai eu de la chance de te rencontrer. Sans toi, j’aurais fini complètement dépressive et irrécupérable.

    - Tu aurais sûrement rencontré un autre type et il t’aurait lui aussi rendue heureuse.

    - Non, c’est impossible. J’ai l’impression que je te connais depuis que je suis petite.

    - C’est vrai, moi aussi ça me fait ça.

    - Là, ça va mieux depuis que je sais que les chercheurs sont sur des pistes sérieuses, mais les deux premières années juste après la naissance de Léa ont été un calvaire pour moi. J’étais à la fois hyper heureuse d’avoir mis au monde cette magnifique petite fille - arrivée dans ma vie au dernier moment, alors que j’étais programmée pour rester célibataire et définitivement privée d’enfant - et en même temps très triste de lui avoir passé ma cochonnerie de gène.

    - Ta cochonnerie de gène comme tu dis, moi aussi je la lui ai passée. Faut pas dire ça, Danielle ! On n’a pas eu de bol, c’est tout, au moment de la fécondation. On avait une chance sur quatre que ça se produise et c’est arrivé. Maintenant faut plus penser à tout ça. Ça nous dépasse la génétique. Et il n’y a pas que nous, d’ailleurs. Les généticiens eux-mêmes sont dans le brouillard. Souviens-toi quand on a eu l’entretien avec le généticien du CHU, il n’a rien pu nous dire sur ma mutation, la E60x. La tienne est la plus répandue et on sait qu’en France on la trouve principalement en Bretagne et plus généralement dans le grand ouest. Franchement, je pensais, qu’en tant que scientifique, il m’en aurait appris un peu plus sur l’origine géographique de ma mutation ; qu’il aurait effectué des petites recherches avant de nous recevoir en consultation. Mais rien, rien du tout. L’unique traitement qu’il a été capable de nous proposer afin de nous aider c’est de dessiner un petit arbre génétique que toi ou moi aurions pu reproduire sans aucune difficulté. Moi je pensais qu’il nous aurait parlé des combinaisons génétiques, de ce qu’on en savait, si certaines combinaisons signaient une atteinte respiratoire très grave ou au contraire moins invalidante. Il a été incapable de nous expliquer pourquoi quand deux jumeaux atteints de la mucoviscidose porteurs l’un et l’autre du même phénotype et génotype ont une évolution complètement différente. Pour l’un ce sera plus grave que pour l’autre. C’est pour ça que je te dis que même les généticiens ne savent rien de l’interaction des gènes entre eux, je veux parler de celle entre les bons et les mauvais gènes. Ils se contentent de noter, de comparer des résultats par rapport à des statistiques élaborées au préalable par eux-mêmes  et de continuer à pondre des arbres qui leur donnent une bonne conscience de scientifiques compréhensifs.

    - Sauf que la compassion n’a jamais guéri personne à ce que je sache.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

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