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    Quand ils passent voir ses parents pendant quelques jours, Damien dort dans la chambre qu’il a depuis qu’il est adolescent et Martin, lui, reste avec son papi dans la pièce juste au-dessus. Ses grands-parents font chambre à part depuis plus de dix ans.

    C’est tous les soirs le même cinéma. Martin suit son papi dès qu’il va se coucher dans l’espoir que ce dernier lui raconte des histoires sans queue ni tête. Damien entend tout. Les rires de son père et les fous rires de son fils. Il envie Martin. Lui n’a jamais connu cette complicité avec son père. Sa voix grave est impressionnante et en même temps rassurante pour le petit Martin qui lui de son timbre fluet le questionne surtout sur son passé militaire en Algérie. Comme son papi est très vague là-dessus, Martin insiste. Il ignore qu’avec son grand-père il y a des sujets qu’il ne faut pas aborder. La guerre d’Algérie en est un parmi tant d’autres. Martin ne sait pas encore décoder son embarras : il croit qu’il joue au mystérieux pour taquiner son petit-fils. Damien, lui, comprend tout d’en bas. Martin n’en saura pas plus sur le passé de son papi. Puis, ils finiront par s’endormir, avec d'un côté  l’enfant intrigué par le service militaire de son grand-père, et de l'autre, ce dernier replongé par obligation dans des souvenirs qui ne l’ont jamais quitté et qu'il voudrait oublier.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

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    Damien écoute avec attention et il est ébahi par les révélations de son fils. Il ne s’était jamais aperçu de quoi que ce soit d’anormal chez Martin. Pour lui, c’était un garçon à l’aise n’importe où, aussi bien avec les adultes qu’avec les enfants de son âge, épanoui, n’ayant manqué de rien. Qu’il ait pu souffrir sans s’en être rendu compte l’attriste.

    - Je m’inventais des dons pour épater la galerie. Je voulais qu’on me remarque, poursuit Martin, mais qu’on me remarque de manière positive. J’en avais marre d’être pris pour un extra-terrestre. C’est sûr, vous, vous vous en rendiez pas compte. Je voulais pas vous faire de peine : je voyais que vous étiez fier de moi, de mes résultats scolaires, et quand je jouais au foot, même si j’avais horreur de ce sport, je faisais semblant de m’éclater pour être comme tous les copains de la classe. En réalité, je m’emmerdais à mourir sur le terrain. Je trouvais ce sport stupide. Je pensais à autre chose et je me faisais engueuler comme du poisson pourri par les dirigeants. J’ai vite compris que je ne ferais jamais équipe avec le reste des joueurs, mais je me forçais à rester avec eux à la fin du match, quand tout le monde commentait les actions que les uns et les autres avaient soit réussies, soit ratées. J’essayais de parler comme eux, mais j’y croyais pas. C’est pour ça qu’ils m’ont jamais accepté. Je me disais en moi-même : quand je suis fidèle à ma personnalité, on m’aime pas et quand je fais des efforts pour être comme eux, ça ne marche pas non plus. J’étais désemparé à une époque. Alors qu’à côté de ça, je savais que je pouvais toujours compter sur vous, que vous étiez les seuls à m’accepter comme j’étais. Mais ça ne suffisait pas pour me rendre heureux.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

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    Comment rendre à l’écran les rêves déchus d’un être et la désillusion de toute une génération sinon en inventant une histoire de famille entre un fils et son père ? Je me rends compte que parler de son enfant, c’est un peu comme faire vivre un personnage romanesque. Tous les deux sont sujets aux mêmes mouvements d’humeur de leur créateur.

    Damien et Martin ont une sensibilité identique sans le savoir. Si le premier s’en doute un peu, le deuxième est loin de songer un seul instant à ce point commun qui le rapproche de son père. Je voudrais rendre hommage à la face cachée d’une relation entre deux imaginaires venant d’une même famille et comprendre pourquoi les films de pères sur leurs fils sont pratiquement inexistants.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour)

     

     

     

     

     

     

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    Le visage caché par le paquet de céréales, et son bol rempli jusqu’aux trois quarts de sa bouillie chocolatée, Martin lit et relit sa littérature matutinale dressée devant lui. À grands coups de cuillerées, il avale les mots vantant les bienfaits de son petit déjeuner sans relever les yeux sous le regard attendri de son père qui cherche dans sa mémoire si lui aussi il faisait ça le matin. Le fait qu’il relise plusieurs fois la même chose ne le dérange apparemment pas. Absorbé par sa lecture, il demande à son père, Les protéines, c’est quoi ? Les lipides y’en a dans quoi ? Les glucides ça fait toujours grossir ? Les vitamines, on peut s’en passer ? Son père tient à ce que son fils ait une réponse claire et précise à chacune de ses interrogations, alors il y répond en faisant des efforts de formulation. Cependant on sent, quand il ignore les réponses, des approximations que son fils, lui, ne décèle pas. Ou quand c’est vraiment hors de sa compétence, il lui promet de se documenter sur Internet pour savoir. Le soir même, Martin a sa réponse. Le problème c’est que la plupart du temps il a oublié la question qu’il a posée à son père. Et Damien se demande alors, dans ces moments-là, si la curiosité d’un enfant n’est pas lunatique. Il pense qu’elle est un jeu de l’esprit au même titre que les mots croisés sont une détente pour certains adultes.

    ( Extrait de Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

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    Très tôt, vers six, sept ou huit ans, Martin se passionne pour la deuxième guerre mondiale. Damien est étonné par ce goût précoce qu'a son fils. Qui a bien pu lui communiquer cet intérêt pour une partie de l’histoire contemporaine qui commence un peu plus tard normalement ? Dès qu’un documentaire sur la Shoah  ou qu’un film sur le passé nazi de l’Allemagne ou sur la France sous l’occupation ou sur la Résistance passe à la télévision, il ne veut pas le rater. Il est même prêt s’il le faut, à passer la nuit devant le téléviseur, bouche bée, les yeux grands ouverts.

    Ce soir-là, Nuit et Brouillard doit passer sur Arte et Damien a oublié de cacher le programme de télé. Résultat, Martin tombe dessus et forcément pique une crise à son père : il n’est pas d’accord pour que son fils regarde ce film. Martin insiste en pleurs : il veut absolument le voir. Mais Damien refuse. Tu es encore trop petit, Martin. Même moi je ne peux plus le regarder sans avoir envie de vomir, lui explique son père. Plus tard, oui, quand tu seras plus grand, tu auras le droit. Martin ne comprend pas les explications de son père. Il fait une colère. Son père se fâche mais rien ne calme l’enfant. Damien est à deux doigts de céder. Martin hurle tout en pleurant. Comme s’il souffrait le martyr, que quelque chose de grave venait de lui arriver et que rien ne parvenait à le soulager. Son père hausse la voix en se forçant à adopter un ton autoritaire auquel lui-même ne croit pas. Martin doit le sentir : il poursuit sa colère. Le face-à-face est interminable : ni l’un ni l’autre ne semble vouloir capituler. Une guerre des nerfs vient de commencer. C’est ce que Damien redoute le plus. Il se dit que c’est de sa faute, qu’il aurait dû cacher le programme de télé dès qu’il avait vu la programmation du film de Resnais. 

    Les reproches du fils sur le régime que lui impose son père fusent. Damien ne savait pas qu’il se comportait comme un monarque absolu. Le désir de rébellion de Martin sidère son père. Avoir comme fils un enfant rebelle, il n’y avait pas pensé.

    ( Notes prises pour un film qui ne verra jamais le jour.)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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