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    J'éprouvais un certain plaisir inavouable à sentir rouler ma graisse sous mes bourrelets que je saisissais à pleines mains. J'aurais bien voulu voir la couleur de mon suif. Je l'imaginais jaune et gélatineux. Je n’étais pas assez courageux pour m'ouvrir le ventre et en avoir le cœur net. J'étais partagé entre le désir d'automutilation et la crainte de mourir. L’idée de commettre un péché mortel me dissuadait de passer à l’acte.

    Il fallait que je sois bon. J'avais honte d'être mauvais. Et toutes ces prières vespérales que je me récitais à moi-même et à genoux, sur mon lit, face au mur, avant de m'endormir. Je pensais que le soir était le moment idéal de la journée pour purger mon âme. Une fois ce rituel terminé, je me sentais mieux et convaincu que les péchés commis dans la journée étaient effacés et que j'étais désormais propre et bon.

    Entendre une voix céleste me murmurer dans le creux de l’oreille – à l’instar du film Don Camillo -,  Mais non, mon petit, l’enfer n’est pas pour toi. Toi, tu mérites le paradis, parce que ton âme est bonne, devint vite une obsession. Qui pouvait bien croire que j'étais réellement un bon garçon, à part celui qui  présidait le ciel et que malheureusement je ne voyais jamais ? L’abbé avait beau nous dire que Dieu est Lumière, moi  je voulais voir la lumière parler. Je me disais que je n'avais pas de chance, qu'un jour je finirais bien par percevoir sa voix. Alors je m’empresserais de le raconter à l’abbé, qu’il sache que je n'étais pas un mauvais garçon, que Dieu, dans la Bible ne discute pas avec le diable. Je suis sûr qu'il ne m'aurait pas cru. D'ailleurs, personne – ni même mon meilleur copain, Christian - ne me croyait. Ils disaient tous que j'avais une tête à raconter des sornettes. Disons que j'avais la fâcheuse tendance à exagérer la réalité, c'est tout. Je ne me rendais pas compte de la démesure de mes songes. J'étais une espèce de peureux aventurier. Je partais en mission dans les bois avec mon couteau tuer le monstre de mes cauchemars. Dès que j'entendais un bruissement de feuilles, j'étais tremblotant : je me cachais derrière un arbre et je sentais mon duvet se dresser sur les bras. En même temps, ces instants de frissons me procuraient un immense plaisir.

    Une fois que je n'entendais plus rien, je sortais de derrière ma cachette et je poursuivais ma recherche en regardant partout. Jamais je ne tombais sur un monstre, même tout petit.

    Comme je rentrais bredouille, je me réfugiais dans ma chambre et essayais de comprendre, allongé sur mon lit. Malheureusement, je ne trouvais aucune explication. Je restais comme ça, les yeux rivés au plafond à retourner dans ma tête les suppositions les plus extravagantes. Le temps passait vite ; il était déjà l'heure de déjeuner ; l’appel d'en bas, À table !, de ma mère me faisait revenir à la réalité. Je me vengeais sur le pain que je dévorais à grandes bouchées. J'avalais mes morceaux de palette de porc sans me rendre compte que j'en avais déjà pris deux fois. Je me goinfrais de petits-suisses dont j'aimais voir le contenu descendre doucement dans mon assiette. Un léger coup sec du poignet suffisait au cylindre dense et blanc pour qu’il claque dans l'assiette. Il n'y avait plus qu'à retirer le papier bicolore autour, et là, merveille des merveilles, je voyais la précision d’un volume – dont j’avais oublié la formule pour son calcul -  attendre les centaines de grains de sucre lui tomber dessus. Avec ma cuillère, je l'écrasais, puis le mélangeais. Sous mes dents, le crissement des cristaux me remplissait d’un plaisir inénarrable. 

     

    Le petit-suisse est resté mon dessert préféré pendant plusieurs années. J'étais en manque si ma mère oubliait par hasard d’en racheter. Je me suis accroché à lui, plus par goût esthétique que par plaisir gustatif. Maintenant que j'y repense, cela n'avait rien d'extraordinaire d’un point vue gastronomique. Dire que Florence mettait de la confiture dessus ! Je n'arrivais pas à comprendre comment on pouvait apprécier du petit-suisse mélangé à de la confiture. Sa mixture ressemblait à une espèce de yaourt qui n'avait ni le goût des fruits, ni celui du fromage blanc. J'avais beau lui expliquer qu'on ne les mangeait pas comme ça, elle n'en avait rien à faire de mes conseils de dictateur.

     

     

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    Pour la rentrée des classes, ma mère nous emmenait avec elle  faire les courses chez Martine – le supermarché du coin. J'adorais me retrouver parmi les cahiers neufs et les beaux stylos. Je prenais de sages résolutions. Cette année, je travaillerai bien. J'essaierai de comprendre les leçons de mathématiques et de lire plus vite. Ma mère avait préparé minutieusement une liste d'affaires dont nous avions besoin, et nous, nous la regardions charger le chariot avec bonheur. Pour une fois, Florence avait les mêmes rêves que moi. L'achat de fournitures neuves à la rentrée des classes lui donnait la même envie de bien travailler. De retour à la maison, j'avais hâte d'essayer mes nouveaux stylos, ma belle ardoise bien noire pour le calcul mental, et mes cahiers sur lesquels j'écrivais déjà mes nom et prénom. Je reniflais les pages de chacun d’entre eux et j’avais envie de les remplir d’exercices imaginaires. Je caressais leurs couvertures cartonnées et brillantes pour certains. J’étais fier de mes affaires et les rangeais soigneusement dans mon cartable en cuir dont mon père raccommodait les coutures avant chaque rentrée.

    Mes résolutions de bien travailler duraient à peine un mois : mes difficultés, mon étourderie et mon tempérament rêveur étaient plus forts que ma petite volonté de réussir. Je ne redoublais pas, pourtant j'étais un élève médiocre. D'autres, dans la classe, bien meilleurs que moi, ne passaient pas dans les cours supérieurs. Peut-être que les instituteurs croyaient en moi. Leurs observations étaient sans cesse les mêmes à la fin de chaque composition trimestrielle. Peut largement mieux faire. Ils ajoutaient parfois: Elève vivant, curieux et très imaginatif. À l’époque je ne comprenais pas ce qu’ils entendaient par imaginatif. Mon imagination, je n'en parlais pas à mes instituteurs. Je me gardais bien de leur confier ce à quoi je songeais pendant leurs cours. Ils m'auraient pris pour un fou. Non, je ne sais pas pourquoi ils trouvaient que j'avais de l'imagination. Peut-être à cause des textes libres que nous étions obligés de produire une fois tous les quinze jours. J'en écrivais beaucoup. C'est moi qui en produisais le plus. Tous les élèves de la classe votaient pour mes rédactions. C'étaient toujours des histoires d'horreur qui ne tenaient pas debout. J'étais content quand ils les choisissaient parmi les autres de la classe. Tout le monde ricanait ou se taisait quand le maître les lisait à voix haute. Ensuite, il les écrivait au tableau et nous les corrigions à l’oral de manière interactive.

    Certains de mes camarades voulaient que j’écrive les rédactions à leur place parce qu’ils n’y arrivaient pas. Je ne comprenais pas qu’on puisse avoir du mal à inventer une histoire. C’était quand même plus facile que les problèmes ou le calcul. Il n’y avait pas à chercher : les mots s’enchaînaient les uns aux autres de manière mécanique et finissaient par former un récit. Je remarquai d’ailleurs que ceux qui étaient bons en calcul avaient des mauvaises notes en textes libres. Heureusement que mon voisin était de ceux-là. D’ailleurs, nous nous étions arrangé tous les deux. Je trichais sur lui pendant les compositions de calcul et lui faisait de même pour la partie conjugaison, grammaire, orthographe, vocabulaire et rédaction.

    Quand j'entendais mon maître m’interpeller - d'une voix grave et un peu sadique - pour que j’aille au tableau poser une division à quatre chiffres, je devenais rouge. Je savais que je n'y parviendrais pas. J'essayais de me souvenir de ce que Christian avait écrit sur son cahier et puis tout s'embrouillait au moment où je prenais la craie. J'écrivais n'importe quoi. Les explications du maître étaient inutiles, c'était pire. J'avais l'impression d'être un vrai âne, un garçon qui ne serait bon à rien plus tard. Je croyais que j'allais devenir charbonnier, comme monsieur Meunier. C’était pour moi le métier qu’étaient obligés d’apprendre les cancres de mon acabit, incapables de mémoriser leurs tables de multiplication. Monsieur Meunier était toujours noir de charbon. La première fois que je le vis venir en livrer à la maison, je fus terrorisé. Il me faisait la bise quand il arrivait. J'étais dans mes petits souliers. Ensuite, je me cachais pour ne plus qu'il m'embrasse. J'avais toujours les joues un peu noircies après son passage. Il devait s’en amuser. Ses yeux bleus étaient perçants au milieu de son visage rond et noir et ses cheveux si gras et longs qu’on aurait dit un ogre. Je ne voulais pas lui ressembler.

     

     Au tableau, en face des divisions à quatre chiffres, j’étais obsédé par l’image de monsieur Meunier. Je savais désormais que je ne deviendrais pas un âne, mais bel et bien un charbonnier. Les explications du maître étaient difficiles à saisir : il me tirait les oreilles devant toute la classe et j’étais persuadé que je ne parviendrais jamais à effectuer des opérations décidément trop compliquées pour moi. 

     

     

     

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    Chez eux, j’étais comme un roi. Les tourterelles me réveillaient tous les matins avec leurs roucoulements musicaux que j’interprétais comme l’annonce d’une journée ensoleillée. J’étais heureux ; je ne pensais jamais qu'un jour je deviendrais un adulte – contrairement à ce qui passait à la maison où j’étais obnubilé par cette crainte de grandir. Chez mes grands-parents, le soleil brillait toujours. Je me baladais torse nu du matin au soir. Je n'éprouvais aucune honte à exposer mes bourrelets, même si mon ventre tremblotait dès que je courais afin d’échapper aux Indiens. On m'appelait par mon prénom là-bas. J'aurais aimé aller à l'école dans le village de mes grands-parents : les jeunes indigènes de mon âge y étaient moins méchants ; ils me prenaient comme j'étais ; on s'écrivait le reste de l’année, après les grandes vacances. Nous nous rappelions les bêtises que nous avions faites ensemble, pendant l'été. Je relisais toutes mes lettres dix ou quinze fois avant de les ranger dans un album. C'étaient les seuls écrits que j'aimais lire, à part mon encyclopédie et mes livres de sciences naturelles. Je répondais toujours après mes quinze relectures et  le soir même l’enveloppe était prête à être postée. Eux, mettaient plus de temps. Je faisais pourtant exprès de poser des questions. Dès que j’entendais le facteur arriver, j'accourrais. C'était rare quand il y avait du courrier pour moi. Alors j'écrivais à nouveau. Ils me répondaient deux mois après. Pour eux, ce n'était peut-être pas important, les lettres. Pour moi, c’était différent.

    Longtemps je m’envoyai des missives complètement idiotes dans lesquelles je me demandais de mes nouvelles. Je reconnaissais tout de suite mon écriture dans la boîte aux lettres. Une fois que je l’avais entre les mains, le charme des correspondances disparaissait. Je me lassai de ces niaiseries assez tardivement dans mon enfance. Parfois, je trouvais que je n'étais pas net ; je me mettais à la place de ma sœur : ça ne devait pas être drôle tous les jours d’avoir un frère comme moi, de subir ses obsessions existentielles à longueur de temps. Je comprends qu'elle trouvait mes propositions de jeux pas très intéressantes. J'aurais tellement voulu m’amuser comme certains de  mes camarades paisiblement installés devant des pièces de puzzle avec une image à reconstruire ou assis sur le canapé à regarder pendant des heures les émissions pour enfants à la télé les mercredis après-midi. J'avais du mal à me concentrer plus de trente minutes sur une même occupation. Je me lassais assez vite des activités ludiques communément proposées aux enfants de mon âge : au bout d'un certain temps, mon esprit partait ailleurs et mes obsessions revenaient.

     

     

    Un jour, je fus soudain intrigué par les mamelles des vaches. Les voir comme ça, énormes, pendre nonchalamment sous leur ventre me donnèrent envie de les palper. Je n’arrêtais pas de les regarder tout en jouant et puis au bout d'un certain temps, je décrochai. Le jeu m’apparut soudain futile par rapport à ces fantastiques trayons. Mes amis n'auraient rien compris si en plein milieu d'une guerre sérieuse je leur avais dit,  Pouce, si on allait toucher le pis des vaches là-bas ? Ils m'auraient ri au nez. Je restai avec mon désir qui réapparut lorsqu’un troupeau passa devant la maison de ma grand-mère. Les fermiers les rentraient à l'étable de temps en temps. J'adorais voir se balancer leurs grosses poitrines que j'imaginais chaudes et douces. Sentir sous ma petite main potelée leurs mamelles bien fermes m'envahir d'un plaisir mystérieux resta un fantasme inavouable.

     

     

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    J'étais tellement peureux que je prenais un malin plaisir à effrayer les autres. Florence ne voulait plus que nous partagions la même chambre. Je lui racontais trop d'histoires insensées d'épouvante et de fantôme. Elle aurait préféré des contes de fées. Le sachant je commençais de manière angélique puis progressivement, c’était plus fort que moi, j’entraînais mon héros – et Florence par la même occasion - dans un monde où pullulaient des monstres inimaginables et d’affreux morts-vivants. C'était grotesque. Comment pouvait-elle croire des intrigues aussi abracadabrantes ? Si bien que je pensais qu'elle faisait semblant d'avoir peur. C'est pour cette raison que je poursuivais sans aucun remord.

    Mes rêves la choquaient. Ce qui m'aurait plu, c'est d'avoir un corps transparent. Elle trouvait cette idée répugnante. Je voulais comprendre ce qui nous faisait vivre à l'intérieur de nos carapaces humaines. Parler avec quelqu'un tout en regardant le travail qu’effectue son foie en pleine digestion ou observer son urine partir du rein à travers l'uretère jusqu'à la vessie, voilà qui m’aurait plu. Voir notre cage thoracique en direct, avec nos poumons et le coeur en perpétuel mouvement, il n’y aurait rien eu de plus passionnant dans la vie. J'en avais assez des planches approximatives que je trouvais dans les dictionnaires. Quant à mes livres de sciences naturelles, je les connaissais par coeur. Ils étaient pauvres en iconographies.

     

    On m’avait dit, en cours de biologie, que l’intérieur du corps humain était chaud. J’avais hâte de vérifier par moi-même cette information. J’en eus la confirmation avec ma grand-mère et les lapins qu’elle tuait une fois par mois. Dès qu’ils étaient dépecés et que leurs tripes pendaient, je les voyais fumer. J'aimais humer les entrailles de ces mammifères végétariens. Je raffolais d’odeurs indéfinissables. Ensuite, elle retirait le fiel du foie. C'était une opération délicate. Si malencontreusement, avec la pointe de son couteau elle perçait la petite poche verte, la bête était immangeable ; trop amère. Elle gardait toujours les peaux qu'elle vendait à un marchand qui passait régulièrement tous les mois en cyclomoteur en criant dans les rues, Peaux de lapin, peaux de lapin, peaux de lapin !  Les gens sortaient immédiatement et une fois achetées, il les mettait devant lui, sur son cyclomoteur, accrochées à un fil de fer.

    Dans le lapin, ce que je préférais manger, c'était le foie. Ça tombait bien, comme personne n’en voulait ! Je trouvais que c'était la viande la plus tendre qui fût. Ma mère me disait d’aller moins vite, qu'un jour j'aurais un ulcère à l'estomac comme tonton Gilbert. Sur le coup, cela me faisait réfléchir : je ne voulais pas avoir de problème de santé. Et au repas suivant, j’avais déjà oublié ses recommandations : je me goinfrais tel un cochon affamé. Mon père me répétait que j'avais un four à la place de la bouche. Le temps qu'il boive sa tasse de café, j'avais déjà fini mon grand bol de chocolat bouillant. Même si c’est vrai, ça me brûlait le gosier, je trouvais cette douleur normale. Je ne comprenais pas qu’il fût aussi lent pour venir à bout d’une malheureuse tasse de café, à peine chaud. Si j'avais eu le droit d'en boire, du café, je suis sûr que j'en aurais avalé vingt, le temps qu'il en prenne un seul.

     

    J'admirais mon grand-père : il mangeait son orange en une seule bouchée. Il ouvrait grand la bouche et y enfournait le fruit intégralement. Pas une seule goutte de jus ne suintait de ses commissures. Quelques mouvements de mâchoire lui suffisaient pour venir à bout de son met. Il était plus rapide que moi. J'essayai de le singer, un soir, mais avec une mandarine. Je faillis mourir. Elle était restée coincée dans mon oesophage.  Après être passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mon grand-père comprit immédiatement ce qui venait de m’arriver : il m’attrapa par les jambes, me mit la tête en bas et me secoua vigoureusement. Avec ses grands doigts, il ôta la pulpe coincée dans ma gorge et je pus enfin recouvrer mes esprits. Il venait de me sauver la vie. Je m'en souviens encore. Mémère était blanche comme un linge. Elle me donna tous les bonbons que je voulais le reste des vacances passées chez eux en guise de pardon. Pépère, lui, s'était pris un sacré savon par ma grand-mère, Tu vois avec tes âneries, le gamin, il a voulu t’imiter quand d’une seule bouchée tu t’enfiles une orange, lui avait-elle lancé. Le pauvre, il n'y était pour rien. C'était de ma faute ; j'aurais dû réfléchir. Je crois que cette journée-là, j'eus une crise de foie tellement j'avais mangé de sucreries. Mémère en avait même racheté, au cas où.

     

     

     

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  • Les grands, dans la cour, m’appelaient Gros-Lard. Dès qu'ils me voyaient, ils se fichaient de moi. J'avais honte d'être gros. Ils étaient plus forts que moi. J’étais impuissant face à leurs moqueries.

    Petit à petit, je m’habituai à mon nouveau surnom. Au fond, je trouvais qu’il m’allait bien.

    J'avais toujours faim. Dès que ma mère n'était pas dans la cuisine, j'y allais et je m’enfilais en l’espace de quinze minutes la moitié d'une plaquette de chocolat. Je laissais fondre sous ma langue chaque carré. Je sentais ma salive enrober les morceaux et le goût du chocolat parfumer l’intégralité de ma bouche. Je les avalais quand ils étaient complètement fondus, jamais avant, et je recommençais ma dégustation jusqu'à ce que la demi-plaquette y passe. Je ne pouvais pas me concentrer sur deux choses à la fois. En général, quand je savourais le chocolat, je ne faisais rien d’autre. J'imaginais la lave noire rincer mon oesophage. J'arrêtais un peu et je laissais filer mes crachats en bas, dans la cour. Ils changeaient de la salive blanche dont j'avais l'habitude d’asperger les dalles. Au soleil, ils séchaient en formant de petites croûtes dont les fourmis raffolaient.

    Ensuite, j'allais embêter ma soeur avec sa poupée. Elle ne voulait jamais jouer avec moi. Elle disait que j’avais de drôles d’amusements. Pourtant, s'amuser à étouffer l'autre sous un gros édredon en plumes, était une occupation originale. J'allais trop loin à chaque fois ; elle faillit d’ailleurs mourir une fois, tellement je ne m'étais pas rendu compte que je l’avais un peu trop longtemps privée d’air.

    Florence finissait par pleurer, et moi je lui jurais que je ne recommencerais pas. Malheureusement mes promesses ne duraient pas : dix minutes plus tard je remettais ça ; un plaisir sadique me poussait à récidiver. J'avais besoin qu’on souffre autant que moi : je me posais des questions tordues sans réponse.

     Nos jeux d’enterrements étaient gentils. Nous nous rendions tête baissée à mon cimetière et c'était tout. Il n'y avait qu’à effectuer le signe de croix et c'était fini. Non, Florence en avait marre de mes jeux débiles. Elle trouvait qu'ils ne rimaient à rien ; que c'était toujours la même chose : moi dans le rôle du curé en train de réciter des prières imaginaires et elle qui devait simuler des pleurs pour les obsèques d’une mouche. Ainsi continuai-je à organiser mes cérémonies religieuses tout seul et à prononcer mes oraisons à voix basse, au fond du jardin.

     

    Pour varier un peu je proposais à Florence de déterrer les cercueils de mon cimetière mais elle ne voulait pas. Pour elle cela ne se faisait pas de déterrer des morts. Je pensais pour ma part qu’elle manquait de curiosité. Je retrouvais souvent mes boîtes complètement rongées par l'humidité avec parfois à l’intérieur un squelette bouffé par les vers. 

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