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    Jamais il n’emploie le mot amour lorsqu’il évoque sa relation avec maman. Il ne me reste d’elle qu’un souvenir très flou de femme ordinaire : une robe noire sous un ciré jaune m’attendant impatiemment devant la grille d’entrée de l’école maternelle. Son visage est comme un feu follet s’agitant au moindre mouvement de ma mémoire, telle une feuille morte balayée par un vent automnal et dansant un peu plus loin, près d’un immense chêne. Je me demande encore si cette vision est bien réelle ou si elle ne provient pas tout simplement d’un de mes nombreux cauchemars d’enfant.

    On m’a raconté que pour l’enterrement de ma mère, mon père avait tenu à ce que j’aille à l’école. La vie devait continuer comme elle avait commencé pour moi : dans l’insouciance et la joie de vivre. Je n’ai jamais vu mon père triste et cela m’a troublé plusieurs années après. Qu’éprouvait-il pour maman ? Quand il me dit que l’absence est une espèce de présence muette : elle ne cesse de le harceler, j’aimerais le croire. Encore une formule toute faite et elle ne veut rien dire quand on est comme moi à la recherche de la vérité. Je ne peux pas lui reprocher ça à papa : le don de fabriquer des aphorismes spontanés. Sur le coup, ça m’énerve, mais après, j’y pense longtemps, comme des citations d’écrivain reviennent comme ça, on ne sait comment, et d’un seul coup éclairent la médiocrité de la vie pour la rendre plus belle et gracieuse. Je n’aime pas être partagé entre l’agacement que suscite la facilité des belles phrases bien pensées et l’émerveillement que provoquent leurs échos, la nuit, quand il ne me reste plus qu’elles avant que je trouve enfin le sommeil. Papa ne se rend pas compte que les explications qu’il me donne ne me satisfont pas toujours à cent pour cent. Je reconnais que je dois être un fils pénible à  vouloir connaître à tout prix la vérité sur mes origines. Les circonstances de la mort de maman, les conneries de papa, son adolescence, son enfance, ses sentiments et ma venue au monde. Ses peurs bien que maintes fois abordées ne parviennent pas à calmer mes craintes de mensonge que j’éprouve depuis que je suis petit. Il paraît qu’à l’adolescence  on se demande tous si nos parents sont réellement les nôtres. J’ai déjà parlé de ça à mes potes et c’est vrai qu’ils ont tous eu une fois ce doute et que ça leur est passé. Le problème, c’est que moi ça reste, ça ne disparaît pas avec les années. Je dirais même que ça empire. Tant que je ne serai pas rassuré de ce côté-là, je continuerai à interroger mon père. Pourquoi n’a-t-il pas une seule photo de maman dans ses albums ? Heureusement que mémé, elle, elle m’en a tout de suite montré dès que je suis allé en vacances chez elle, sinon j’aurais fini par me dire que ma mère n’avait jamais existé ; que j’étais sorti du ventre d’un rêve et que mon histoire n’était qu’une illusion de plus.

     

     

     

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    Parfois, avec papa, c’est comme si je parlais à un fantôme. Son esprit est plus présent que son corps mais il flotte au-dessus de théories qu’il déballe du fond des temps. Tout cela ressemble à des croyances adaptées au goût du jour. Elles l’aident à affronter les catastrophes sans jamais accuser le coup. Où va-t-il chercher son énergie, alors qu’il ne croit plus en l’être humain et n’a jamais suivi aucune religion ? La drogue, l’alcool et les cigarettes, ça fait longtemps qu’il a expérimenté les limites de leur poison et qu’il les a froidement enterrés dans ses souvenirs. Je sais qu’il lui reste l’amour dont il n’a pas fini d’explorer l’étendue avec Sophie, ma belle-mère depuis quatre ans. Je crois qu’elle est pour une grande part responsable de sa foi en la vie. Elle la lui a communiquée en même temps que son récent attrait pour les lointains voyages. Je la remercie du fond du cœur pour la nouvelle tête qu’elle a sculptée à mon père. Un jour je le lui dirai ; quand j’en aurai le courage. Mon problème c’est que j’ai du mal à exprimer mes sentiments aux autres. Avec les filles, c’est la même chose. Elles pensent toujours que je n’éprouve rien pour elles et elles finissent par me quitter. Ce n’est pas évident d’être soi-même en amour. On en rajoute ou on n’en dit pas assez dans l’espoir absurde de séduire. Papa m’a dit que lui, avec Sophie, ça avait tout de suite collé parce justement il n’avait pas joué de rôle ; il avait été attiré par elle et lui avait naturellement pris la main, sans arrière-pensées ni discours séduisant et elle n’avait marqué aucune résistance. Lorsque la réflexion s’en mêle, on ne peut plus succomber aux charmes de l’autre : les pistes se brouillent et les destinations s’inversent. Je comprends maintenant pourquoi il me dit ça, papa, quand on parle d’amour. D’un autre côté, on peut se faire avoir en ne se fiant qu’à son instinct. Il a eu de la chance qu’elle ait bien voulu. Il aurait pu se prendre un râteau. Il prétend que le sixième sens vient avec l’âge et que c’est pour cette raison que les histoires d’amour d’adolescent durent moins longtemps que celles des quadragénaires comme lui. Autre chose de moins foufou parle en nous à cet âge-là que les jeunes ne peuvent pas entendre, selon lui.

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    Dans un an je pourrai voter et pour l’instant je suis comme mon père, dans l’embarras. Pourtant, je finirai par me décider, contrairement à lui : à mon âge, il était plus anarchiste qu’autre chose - plus par désir anticonformiste, d’ailleurs, que par choix idéologique, même s’il me répète souvent que pour lui l’anarchie, c’est l’expression politique du désespoir.

    On en a eu des discussions ensemble mais je ne sais pas pourquoi, j’ai parfois l’impression qu’il me cache des choses ; qu’il veut m’épargner certains détails de sa vie d’adolescent. C’est pourtant bien elle qui m’intéresse.

    Et ces conneries dont il parle, quelles sont-elles vraiment ? Je n’ose pas les lui demander ; j’attends qu’il me les dévoile un jour de son propre chef. Comment faire pour accélérer sa décision de passer aux aveux ? Il faudrait que je demande à mes potes si eux aussi ils sont comme moi : à vouloir connaître clairement l’adolescence de leurs parents. Au fond, je suis persuadé que la musique que j’aime – d’ailleurs incroyablement très proche de celle que papa écoutait à mon âge - agit comme un accélérateur sur ses prises de décision quant aux confidences que j’attends de lui. J’ai remarqué qu’il était plus loquace une fois qu’on avait partagé ensemble l’écoute de plusieurs morceaux de musique qu’on adore tous les deux. Bizarrement, la musique dénoue sa langue. Grâce à elle, j’entrevois un peu plus une partie de son passé. Les accords qui s’enchaînent font vibrer dans sa mémoire des moments qu’il croyait disparus à jamais. Poignardé en plein cœur, il ne parvient jamais à mourir discrètement. C’est étrange mais dans ces moments-là, j’ai l’impression d’assister à une lente mise à mort que seule l’évocation de ses souvenirs évite de justesse. On dirait qu’il ne veut plus jamais écouter de musique seul par peur de se perdre malgré lui. Le pouvoir de la musique a chez mon père des vertus qu’il ne soupçonnait pas, j’en suis certain. Si ce n’était pas le cas, pourquoi n’en écoute-t-il plus maintenant ? Moi je ne peux pas m’en passer. Il faut toujours que je télécharge de nouveaux morceaux, que j’écoute et réécoute les mêmes chansons sans jamais m’en lasser. Il paraît qu’un jour, j’en aurai marre ; que je passerai à une autre musique. Mon père le prétend. Mais lui, pourquoi n’en écoute-t-il plus du tout seul, si ce n’est - comme je le disais à l’instant – qu’il veut éviter de se replonger dans les sables mouvant du passé ?

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    C’est la première fois aujourd’hui qu’il fait allusion à maman sans que je lui demande quoi que ce soit sur elle, je veux dire sans que je l’interroge exclusivement sur sa vie et sa personnalité. D’habitude, il évite d’en parler ; fait comme s’il n’avait pas entendu mes questions, passe à un autre sujet – l’air de rien - puis finit par un long soliloque complètement différent de la discussion de départ. Ça aussi c’est sa spécialité à papa : les longs monologues. Alors que là, c’est sorti comme ça, sans que je m’y attende. Heureusement qu’on s’est toujours parlé avec mon père. Tous mes potes, eux, ils disent qu’ils ne discutent pas comme ça avec leurs parents. Ça me surprend à chaque fois que je les entends se plaindre qu’ils n’arrivent pas vraiment à communiquer avec eux, qu’ils ont l’impression de parler à un mur complètement sourd. La chance que j’ai, moi, c’est que mon père, comme il travaille à la maison, je le vois du matin au soir et forcément les liens sont différents. Cela dit, même si je connais bien mon père, il reste pour moi un être mystérieux. Je ne sais pas comment dire autrement. Dès que je pense l’avoir cerné un peu mieux lors d’une conversation, il m’échappe subitement la fois d’après. C’est sans doute ça, les contradictions dont il parlait tout à l’heure. En même temps, tout ça, ça se tient. Ça forme un ensemble. Ce que je veux dire c’est que sa personnalité est comme un tableau de maître : avec des couleurs contrastées composant à elles seules une oeuvre originale qu’aucun artiste n’aurait l’audace de reproduire tellement elle est inimitable et singulière. Mon père, c’est un peu ça : une abstraction figurative voyageant sans cesse entre ombre et lumière. D’un autre côté, comme certaines peintures qu’on voit dans les musées, il est transparent. Je vois tout de suite là où il veut en venir sans qu’il ait à dire ou à ajouter quoi que ce soit à ses propos – lapidaires en général. Ses yeux le trahissent. Comment s’y prend-il pour maîtriser aussi bien ses émotions ? Je l’admire pour ça. Il était différent avant : plus susceptible peut-être, moins à l’écoute de ce que je voulais lui dire. Depuis quelques années, c’est vrai il s’est assagi sans que je sache pourquoi. Lui prétends qu’en vieillissant on n’a plus rien à prouver, alors que quand on est jeune, on veut toujours avoir raison et on se bat pour un oui ou pour un non pour des causes qui n’en valent pas la peine. Moi je ne suis pas d’accord. On peut continuer à lutter jusqu’à la fin de sa vie pour une cause qu’on veut défendre, quitte à y laisser des plumes. Ça n’a rien à voir avec l’âge. Je crois que ce qu’il a perdu, mon père, c’est la foi en un monde meilleur et plus juste. Il pense que le combat est perdu d’avance, et qu’il y a au-dessus de nous des guerriers invisibles et invincibles qu’on ne parviendra jamais à dégommer avec nos grandes idées et nos actions spectaculaires. Le pouvoir appartient, selon lui, à ceux qui en ont le goût et comme lui n’a aucun désir de ce côté-là, il les laisse s’entretuer. Cette vision du monde m’effraie. J’ose espérer, moi, qu’à force de chercher, on finira bien par trouver un jour un homme politique qui agira pour le bien de son pays et pas pour la pérennisation des privilèges et des injustices.

     

     

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    - Voilà encore un mot qui, sorti de son contexte de l’époque, a un sens complètement différent. Mes rêves d’autrefois ne sont plus ceux d’aujourd’hui : ils ont changé, tu sais. Alors qu’avant, je croyais comme toi que cette partie-là de l’être ne vieillissait pas, qu’elle restait intacte. Eh bien non, figure-toi ! Les rêves s’usent ou mutent avec le temps et se transforment. Je pense que je n’ai pas fini de me polir intérieurement. Ça c’est fantastique !

    - C’est dû à quoi à ton avis ?

    - Je me demande. Le choc inévitable entre nos vies respectives : l’insouciance de la tienne contre la sagesse de la mienne ou quelque chose comme ça.

    - La sagesse ?

    - Comment appelles-tu un être toujours en train de ménager les contradictions qu’il a en lui dans l’unique but d’atteindre l’harmonie ; ou l’équilibre, comme tu veux ?

    - Mais s’il n’y avait pas eu ce choc, tu veux dire que tu n’aurais pas changé, c’est ça ?

    - Les chocs, même petits, sont à l’origine des grands changements, oui.

    - Et cette obsession de l’équilibre, comme tu disais tout à l’heure, c’est quoi au juste? C’est la première fois que tu m’en parles.

    -  Je ne sais pas. Je peux juste la dater précisément.

    - C’était quand alors ?

    - Juste après la mort de ta mère : je venais d’entrer dans ma trentième année ; et toi, tu n’avais que quatre ans.

    Les paroles sortent de sa bouche avec une extrême précision. Aucune hésitation quant aux dates, comme si celles-ci avaient été à jamais figées dans sa mémoire et que le simple fait d’être réapparues soudainement à la lumière de sa confidence, leur avait donné un éclat jusque-là inexistant.

     

    Ce que j’apprécie désormais chez papa, c’est sa modération, c’est vrai. Petit, je me souviens de lui comme d’un être à fleur de peau, tiraillé entre sévérité et douceur. Il me faisait peur quand il se mettait en colère, mais tout de suite après j’étais rassuré de sentir ses bras poilus m’entourer tendrement.

     

     

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